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Ma lettre à la France

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“Ma lettre à France”

Les fêtes ont fait place à un creux ennuyeux et interminable, la morne grisaille de cet hiver étrange. Mon boulot m’ennuie. Le temps est exécrable, la neige trop glacée ou trop mouillée pour faire du ski. Et puis nous n’avons toujours pas les moyens d’investir dans des équipements de ski de toute façon. Ça fait un an qu’on est ici ; je m’étais donné une période transitoire pendant laquelle je savais que nous devrions faire des sacrifices. Avec un seul salaire, je donne 27 % de ces revenus aux impôts. Je paie une fortune en assurances médicales obligatoires, et pourtant j’ai une franchise insurmontable avant de pouvoir en bénéficier. Je n’ai presque pas de vacances. Je ne fais pas ce que je veux dans la vie. Dans le bottin des diplômés de mon école, je n’ai pas encore réussi à enlever « Paris » sous mon nom.

Est-ce que j’ai fait une bonne affaire, moi ?

La vérité, c’est qu’au bout de cette année, je pense toujours à toi. Tu m’attrapes au tournant, comme un souvenir furtif qui me prend aux tripes. Dan Brown m’a parlé de toi dans son Da Vinci Code que je viens de fermer. Si j’étais encore là, j’aurais sans doute suivi la trace de son héros, du Ritz par la Place Vendôme, la rue des Petits Champs, le Palais-Royal, Rivoli, Saint-Sulpice, le coin des rues Longchamp et Kléber que je connais par cœur pour y avoir travaillé trois ans. Mon Graal à moi, ce sont ces lieux mythiques et ces vieilles pierres, ces odeurs de croissants au beurre, de bon café, les klaxons, les bouchons…

Et maintenant, j’arrive au boulot aux petites heures, le soleil se lève à peine; lorsque je le quitte, il fait déjà bien noir. Le manque de lumière me fait souffrir. Et ces flashs qui m’assaillent et me rappellent ton existence….

À tout moment du jour, lorsque je m’ennuie devant mon ordinateur, lorsque j’affronte le grésil, la pluie et la glace, pendant une fraction de seconde, les images viennent me narguer. Je vois le Marché aux Fleurs, la rue Montorgueuil, la Place de la Bastille. Pour aller bosser en bagnole, je contourne la Place Iéna. On passe devant l’Orangerie. La Conciergerie. J’arrête à Bercy. Plus tard on ira chercher des falafels rue des Rosiers.

Mon ancien chef, à qui j’ai filé un coup de main, m’a envoyé des fleurs. Je suis bien consciente de ne pas être grand-chose pour toi, mais de savoir qu’on ne m’avait pas oubliée chez toi m’a fait quelque chose. J’ai pensé plusieurs fois « Et si je revenais ? ». Et si on oubliait cette dernière année, qu’on capitulait et revenait vers toi ?

Il y a des moments où je t’ai détestée. Faut pas croire que j’ai des regrets de t’avoir quittée, je n’en ai pas. Mais lorsque je me pose des questions et que je constate que la période transitoire que je m’étais sagement donnée dure un peu trop longtemps, soudainement, tu me manques. Depuis que tu es absente de ma vie, tu deviens magique, idéale et pleine de sens. Tu as encore des choses à me dire. Je veux te revoir et je pleurerais de désespoir lorsque, fataliste, je m’imagine que ce ne sera jamais possible.

On me dit que le temps arrange tout et qu’au fond du baril, parfois on rebondit. Et c’est ce qui est arrivé. Alors que nous étions au bout de nos ressources, on a lancé en se berçant d’illusions peut-être quelques candidatures spontanées. Quelques heures plus tard le téléphone a sonné et le lendemain, DJay avait du boulot. À Ottawa, ô ironie, alors que du côté québécois on requiert le bilinguisme qu’il n’a pas. Commence la recherche d’une garderie et tombe sur moi l’urgence soudaine d’avoir ma voiture et…. mon permis. Ma mère accepte de nous dépanner quelques temps pour les enfants. Le temps qu’on se refasse une santé financière et que les petits, qui ont leur papa à la maison depuis un an et demi, s’adaptent à nos obligations professionnelles.

DJay est déjà plus guilleret. Il aime son travail, qui lui donne l’occasion de parler à plein de gens et d’apprendre énormément sur le fonctionnement de l’administration fédérale. Il a toujours eu une personnalité « pédagogue » et maintenant il peut en faire son gagne-pain. Il travaille dans le plus beau coin d’Ottawa, aux alentours du Centre Rideau. Il prend des cours de DAO au cégep aussi et toute cette activité soudaine, même si elle est un peu fatigante, est aussi très stimulante. C’est contagieux. Comme quoi, quand ça va bien, le moral est meilleur (et cette phrase me vaut de gagner le concours de lapalissade pléonastique la plus « cheesy »).

La glace qui pave notre entrée va bien finir par fondre. Les tulipes vont apparaître, on va sortir nos vélos et la piscine gonflable. On va pouvoir se mettre à économiser. Mon boulot est certes d’un ennui assez atroce, mais il y en a d’autres, des boulots. Mon frangin a fait ses deux maîtrises à 40 ans passés, je peux le faire moi aussi. Parce qu’ici, tout est quand même un peu plus possible.

Dans le magazine L’Actualité que j’ai reçu cette semaine, en couverture, on annonce : « Changer de vie. Beaucoup en rêvent. Certains osent. Pourquoi ? Comment ? ». On y relate l’histoire d’individus qui ont fait prendre à leur vie un tournant inattendu : une Torontoise, des Français et un Californien qui ont tout quitté pour s’établir au Yukon (tiens, tiens), une Québécoise qui a laissé derrière une partie de sa famille pour faire de l’humanitaire en Afrique, un scientifique qui est devenu séminariste, une famille québécoise qui a parcouru les océans pendant cinq ans….

Ces gens, qui sans être riches, étaient « installés » dans la vie, ont à un moment de leur vie tout plaqué. Pas nécessairement jeunes, pas particulièrement aventuriers, ils ont eu l’audace de changer de vie.

Contrairement à ce que je croyais autrefois, la décision de partir n’est pas qu’une simple équation de + et de -. La méthode décisionnelle du choix rationnel ne fonctionne pas dans ce cas. Il faut rêver et planifier ce rêve. Il faut une envie profonde de changer de vie et d’en assumer les bons comme les mauvais côtés.

Il paraît qu’à Whitehorse, au Yukon, il y a un bronze et une inscription qui dit : « En hommage à tous ceux qui vont au bout de leur rêve ». J’ai eu cette chance deux fois. Et nous l’aurons peut-être encore.

(Cette chronique est dédiée à Aurélien, mon pote qui veut changer de vie).

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Écrit par
JayJay

Née sur la Côte-Nord québécoise et Montréalaise dans son coeur, JayJay a immigré en France en 1997 pour des raisons professionnelles mais surtout par amour pour un Français. Après un mariage et la naissance de deux petits franco-canadiens en 2000 et 2003, la petite famille a quitté Paris pour s'installer au Québec.

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