La francisation.
Aujourd’hui, je souhaiterai vous parler d’une partie de mon travail qui est en lien direct avec l’immigration. Jeudi dernier, je rencontrais en effet des immigrants allophones au Collège de Sherbrooke pour leur expliquer le système scolaire québécois et leur donner un aperçu du marché de l’emploi estrien.
Je vous replace le contexte : le MRCI offre des services de francisation aux immigrants allophones qui s’installent au Québec. Dépendamment de la région administrative, le MRCI (via le Carrefour d’Intégration de la région en question) prend en charge ce service ou en confie la gestion à une ressource externe avec qui une entente est signée. À Sherbrooke, c’est le service de francisation du Collège qui assure l’apprentissage du français aux immigrants allophones s’installant dans la région. Il y existe cinq niveaux d’apprentissage et de maîtrise du français répartis dans une dizaine de classes : le premier niveau concerne l’enseignement des éléments de base (alphabet, prononciation, etc) jusqu’au dernier niveau où on estime que l’immigrant a alors une maîtrise du français de niveau secondaire 3 ou 4 (pour vous donner une idée, un(e) élève a environ 16 ou 17 ans en secondaire 4). Bien sûr, tout dépendamment du niveau de français de l’immigrant au départ, certains vont suivre les cinq niveaux et fréquenter le Collège pendant près d’un an (chaque niveau dure deux mois environ) alors que d’autres vont rentrer directement aux niveaux 4 ou 5 et n’étudier par conséquent que quelques mois. En parallèle, cet apprentissage est assorti d’activités d’intégration : visite de l’Assemblée Nationale à Québec, cabane à sucre, cueillette de pommes à Rougemont, visite en classe d’une personne ressource pour leur expliquer les lois et normes du travail, etc.
À côté de cela, ces « élèves » ont évidemment des projets de carrière comme tout le monde : l’une veut retourner à l’école, l’autre veut s’insérer sur le marché du travail ou encore untel veut en profiter pour se réorienter et explorer un tout nouveau champ d’activité et c’est là où j’interviens comme conseiller en orientation. Les enseignants en francisation me réfèrent donc les élèves qui expriment un besoin dit vocationnel (études, travail) que je rencontre individuellement à raison d’une heure par personne et ce, une journée par semaine. À noter que ces élèves ont le « droit » de faire appel à mes services que lorsqu’ils sont rendus aux niveaux 4 ou 5 : les enseignants estimant en effet qu’avant ces niveaux, il leur est soit trop difficile d’exprimer leurs besoins sur les plans scolaire et ou professionnel soit ils sont beaucoup plus préoccupés à apprendre le français (ce qui, finalement, revient au même). Après ces cours de francisation, ils peuvent continuer, s’ils le désirent, en allant suivre des cours de français réguliers (ils rejoignent ainsi le système scolaire classique en retrouvant des québécois qui font un retour aux études par exemple) au Centre St-Michel qui est le centre d’éducation aux adultes de la Commission Scolaire de la Région de Sherbrooke (CSRS).
Le fait que je sois moi-même immigrant m’aide évidemment beaucoup dans mon travail : je pense raisonnablement avoir une très bonne idée de ce par quoi chacune et chacun d’entre eux traverse en arrivant ici (choc culturel, adaptation au climat, etc), excepté évidemment la maîtrise du français (quoique …. ha ha). S’ajoute le fait que n’étant pas d’origine caucasienne (je n’ai pas la « peau blanche ») comme c’est le cas également de beaucoup d’entre eux, cela aide sûrement à la relation de confiance j’imagine. À force de les côtoyer depuis plus d’un an, j’ai fini par développer une affection pour eux au point de les appeler « ma gang d’importés » en plaisantant et ils savent que je m’inclus dans le tas ! Laissez-moi vous en présenter quelques-uns :
Il y a Ovidio : camionneur de son état au Pérou doté d’un imposant physique mais d’une douceur incomparable
Il y a Malinka : jeune afghane qui rêve de devenir docteure et qui est déterminée à en devenir une
Il y a Zui : un chinois dans la quarantaine qui travaille très fort pour maîtriser le français et dont la fibre souverainiste est très développée
Il y a Pablo : jeune dandy argentin qui apprend très facilement le français, toujours le mot pour rire et qui aime laisser traîner son regard sur les jeunes québécoises
En leur compagnie, je passe par toutes les gammes d’émotion : Zui force mon admiration par l’énergie qu’il déploie pour bien parler français mais, derrière cela, il a compris l’importance du français pour lui en termes d’intégration mais aussi pour ce que cela représente en termes de survie de culture pour le Québec. Il a cette conscience globale de l’importance de son rôle à titre d’immigrant dans le contexte de l’îlot francophone dans une mer anglophone. Pourtant, je peux vous assurer qu’il en bave à tous les jours (ceux qui connaissent le mandarin savent de quoi je parle !). Le lendemain, je vis de l’impuissance face à Malinka qui a complètement désenchanté en apprenant le parcours du combattant pour devenir médecin au Québec : elle songe sérieusement à quitter le Québec pour aller étudier à Toronto ou à Vancouver, projet rendu d’autant plus facile à réaliser selon elle car elle se débrouille déjà pas mal bien en anglais …. Plus tard, je partage la frustration d’Ovidio qui est obligé d’attendre encore 20 mois (cela fait 4 mois qu’il est au Québec) avant de pouvoir obtenir son permis de classe 1 de la SAAQ pour, finalement, enfin suivre le DEP en transport routier et travailler comme camionneur comme il le faisait au Pérou.
À ce moment-là, je réalise que la survie du Québec se fait au jour le jour et directement à mon niveau comme intervenant comme des milliers d’autres intervenants de par la province. Qu’on se comprenne bien : je rage non seulement de voir la tentation anglophone qui séduit les Malinka mais je rage aussi contre le Québec lui-même de rendre encore plus difficile l’intégration des Ovidio. Tenez, petite anecdote : si les cours de francisation ont été confiés au Collège de Sherbrooke, c’est parce que le MRCI a décidé de fermer le Carrefour d’Intégration de Sherbrooke (réingénierie de l’État ….). Résultat : la file d’attente est longue pour avoir une place en francisation parce qu’il n’y a pas assez de salles de classe. Alors qu’à cinq minutes d’ici, il y a tout un tas de salles entièrement équipées mais vides dans un Carrefour fermé …. Et vous savez aussi bien que moi que la maîtrise de la langue du pays d’accueil est vitale pour s’assurer d’une chance sérieuse d’intégration. J’en veux pour preuve ces travailleurs mis à pied dans une des manufactures de la région que j’ai rencontré cet été : parmi eux, il y avait Stanka la tchèque arrivée au Québec il y a huit ans, et qui me parlait dans un français incompréhensible. Dans son travail (qui consiste à emballer des draps) elle n’a en effet ni à parler ni à tout simplement interagir avec qui que ce soit pendant toute la journée. Et le plus triste dans son cas, c’est qu’en arrivant, elle avait accepté cet emploi pour éviter l’assistance-emploi (orgueil personnel) mais surtout en attendant d’améliorer son français en vue de s’inscrire à l’université pour pouvoir retravailler comme enseignante au primaire. Mais un revenu stable, la possibilité de goûter enfin aux plaisirs de la consommation nord-américaine, le loyer à payer et tout le reste ont fait en sorte que Stanka a oublié son rêve des débuts et elle en ressent toute l’amertume aujourd’hui.
Je suis bien conscient que le gouvernement provincial a d’autres priorités, qu’il y a une certaine prise en charge autonome à assumer de la part de l’immigrant et que dans ma chronique, j’enfonce finalement des portes ouvertes …. Mais quand je suis témoin de la désillusion d’un immigrant devant la complexité de la situation, je me questionne quand même. Certains tournent cela en dérision : Esteban dit en plaisantant que les ordres professionnels au Québec ne valent pas mieux que les cartels de sa Colombie natale ; de son côté, Minko me demande en riant à peine quels sont les préalables en mathématiques et en chimie pour devenir préposé aux travaux ménagers ! Derrière ces boutades transpirent une véritable inquiétude ainsi que des déceptions. Camille Limoges, ardent promoteur pour l’innovation et la recherche scientifique au Québec depuis des années, affirme que le manque de connaissance est un problème bien plus grave que le débordement des salles d’urgence des hôpitaux québécois : je le rejoins totalement ici en l’occurrence car les immigrants constituent un formidable potentiel de connaissances et d’innovation à qui le Québec doit donner la chance de se révéler. Et je ne parle pas ici de concepts sophistiqués mais de choses concrètes, basiques et très élémentaires : donnons la chance à ces immigrants de maîtriser le français et le québécois pour comprendre qui un manuel d’instruction s’il est technicien en génie mécanique, qui son menu lorsqu’elle va souper au restaurant, qui les subtilités d’un épisode des Bougon pour qu’il puisse en parler avec ses collègues québécois le lendemain lors du 5 à 7 après le travail !
En relation d’aide, je suis convaincu que lorsque mon client est motivé et déterminé, un gros 50% de la job est faite : le reste n’est que détail et pure technicité. Avec « mes » immigrants allophones, ce premier 50% est bien là en eux, présent, fort, exubérant, touchant, passionné et avide de contribuer au développement du Québec à leur niveau. Zui se force à parler en français dans n’importe quelles circonstances, même lorsqu’il est chez lui avec sa femme et ses deux enfants et Ovidio considère comme étant un échec lorsqu’il est obligé de consulter son dictionnaire français / espagnol parce qu’il ne se rappelle plus tel ou tel mot ! Pourquoi a-t-on autant de misère à leur donner cet autre 50% qui ne devrait être que détail et pure technicité ? Certains vivent cela comme une trahison. Et quand on se sent trahi généralement, on tourne le dos à celui qui nous a fait du mal pour regarder, je vous le donne en mille, vers l’ouest, vers le ROC …. Malinka lit aisément mon impuissance dans mon regard et même si elle comprend très bien mon sentiment, elle ne peut se payer le luxe de continuer à y croire et considère donc qu’elle doit prendre une décision et agir en conséquence.
L’immigrant devient même un enjeu presque financier dans la mesure où l’Université de Sherbrooke a lancé cette session son tout nouveau certificat en français langue seconde qui s’adresse tout particulièrement aux immigrants allophones (et qui constitue la passerelle idéale d’adaptation au système universitaire pour l’immigrant désireux d’y étudier). Il est important de savoir que l’immigrant inscrit à une classe de francisation reçoit une allocation du gouvernement, une sorte de « prestation à la francisation » comme d’autres reçoivent une prestation de la Sécurité du Revenu. Or, s’inscrire au certificat en question ne rentre plus dans le cadre d’admissibilité à la prestation de francisation mais est considérée tout simplement comme aller aux études et donc, soit le financer soi-même ou faire appel aux prêts et bourses. Peut-on accepter cette instrumentalisation de l’apprentissage du français, c’est-à-dire que des gens paient pour accéder à un des moyens de s’insérer et de s’intégrer, tout cela à la lumière de ce que signifie le français au Québec ?
Donnons-leur, ou plutôt donnons-nous les moyens d’avoir un français fort, en santé et vigoureux là où il est déjà bien implanté plutôt que de saupoudrer des subventions et des programmes par-ci par-là dans tout le Canada en espérant – naïvement – que cela va donner un pays bilingue …. Au contraire, je suis plutôt porté à croire que ça va donner un pays où l’anglais se portera très bien merci et où le français va être baragouiné : j’admet que c’est très subtil comme politique d’assimilation et on ne pourra certainement pas en vouloir aux immigrants allophones.
Alors c’est à eux, à tous ces immigrants allophones mais presque francophones, que je veux dédier cette chronique. Le Québec de demain, il bouillonne déjà, avec une furie débordante mais toujours émouvante dans ces classes de francisation à Sherbrooke, Montréal, Québec ou Trois-Rivières en ce moment même. Aujourd’hui, c’est eux qui ont besoin de nous : demain, c’est nous qui auront besoin d’eux. Et à ce moment-là, on pourra se remercier de leur avoir donné ce petit coup de pouce qui aura fait toute la différence à une certaine époque: c’est là un pacte intergénérationnel et interculturel qui nous est donné l’immense opportunité de conclure.
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