L’été passé, un ami me rapportait l’anecdote suivante : il regardait les festivités de la Fête du Canada à la télévision avec une amie qui, voyant une danse ukrainienne, lui aurait dit : « ça c’est quand même plus inclusif et positif comme message à envoyer aux immigrants que nos célébrations du terroir lors de la St-Jean. ». C’est sûr que présenté ainsi, ça donne l’impression d’un Québec anachronique au sein d’un United Colors of Canada.
Mais l’anecdote est révélatrice d’un dilemme actuel dans la société québécoise : comment devenir des québécois connectés à la réalité globalisée du 21ème siècle sans se déraciner de nos origines ? Gros défi. Mais il a déjà été relevé, avec succès, dans les années 60. La Révolution Tranquille fût cette rupture identitaire avec la Grande Noirceur. Tout invitait à bâtir une société « positive » : scolarisation, émancipation économique, libéralisation des mœurs, ouverture au monde.
Et porté par ce processus exaltant de redéfinition identitaire, on n’en a plus fini d’explorer et d’exploiter toutes les possibilités qu’offrait cette nouvelle identité. On s’est ainsi découvert de nouvelles frontières (Cirque du Soleil, Bombardier), on s’en est tracés (Loi 101) et on les a même testées, deux fois plutôt qu’une (référendums).
Mais une telle expansion de soi – aussi saine soit-elle – se fait rarement sans heurts, surtout lorsqu’elle se réalise aussi rapidement. Comme si l’énergie accumulée pendant plusieurs siècles n’en finissait plus de jaillir, avide de rattraper le temps perdu. Qu’un environnement changeant pressait encore plus à s’ouvrir : globalisation des économies, diversification croissante de l’immigration et de nouvelles générations – plus éduquées et libérées des luttes pour la langue, l’égalité des sexes et les droits du travail – voulant goûter ce monde entier découvert à l’Expo 67. Voilà pour le premier acte d’inflation identitaire au Québec.
Et il y eut surtout cette nouvelle citoyenneté universelle inventée par le Canada anglais – pour compenser son manque d’épaisseur historique – faite de multiculturalisme et de Charte Canadienne des droits et libertés. Survie oblige, on a donc évacué encore plus le contenu ethnique de l’identité québécoise tant la machine civique et multiculturelle du Canada anglais était efficace à accueillir à bras ouverts tout immigrant effrayé par les moindres relents de terroir. S’est alors créé le premier décalage identitaire d’ordre politique : à l’égalitarisme absolu entre les cultures prôné au Canada anglais s’opposait la prédominance d’une culture au Québec. Voilà pour le second acte d’inflation identitaire.
On a donc en quelque sorte étirée la sauce identitaire pour qu’elle dure le plus longtemps possible. Pour qu’elle soit la plus inclusive possible pour ne pas se laisser distancer par celle canadienne. Tout en essayant de ne pas oublier « qui nous sommes ». C’est probablement à ce moment-là que s’est créé le second décalage identitaire d’ordre sociologique : au rythme effréné d’ouverture prôné par les gouvernements dans le discours officiel s’y est opposé le rythme logiquement plus lent de l’homme de la rue face à l’immigration.
Ces deux décalages, se cristallisant avec le temps, ont nourri l’incompréhension de l’immigrant persuadé qu’au Québec, « c’est comme dans le reste du Canada ». Et l’incompréhension du natif, persuadé que l’immigrant sait « comment ça marche icitte ».
Et quand Jacques Parizeau a eu ses fameux mots sur des votes ethniques le soir du référendum de 1995, c’est là où l’élastique a été étiré au maximum. Le grand écart identitaire. Pour ne pas retomber dans les démons d’un nationalisme ethnique, passéiste et donc forcément exclusif, le Québec a réinventé le nationalisme civique. En créant l’équivalent québécois de la citoyenneté canadienne : une citoyenneté universelle, politiquement correct et aseptisée dont l’interculturalisme n’était finalement qu’une rhétorique amputée d’actes concrets (si ce n’est la Loi 101).
Cela a permis non seulement de poursuivre de plus belle l’inflation du soi vers de nouveaux horizons identitaires mais, surtout, de résoudre comme par magie l’inconfortable grand écart en évacuant les derniers reliquats ethniques. Fin du troisième acte d’inflation identitaire.
Cette fuite en avant – comment qualifier ça autrement ? – le Québec a pu l’entretenir tant avec lui-même qu’avec son immigration pendant une décennie. Un peu plus de dix ans à faire le grand écart, imaginez-vous. Mais grâce en grande partie au gouvernement fédéral de l’époque, centralisateur et arrogant, cette position ne fût pas si inconfortable. L’illusion a donc pu tenir la route. Jusqu’en 2007, à la dernière campagne électorale. Quand Mario Dumont a ravivé le débat identitaire. Ce fût le choc. Quatre décennies de discours multiculturel canadien et une décennie de conditionnement au nationalisme civique québécois sont alors montées aux barricades pour dénoncer le discours adéquiste : xénophobe, d’extrême-droite, lepéniste, obscurantiste, duplessiste, name it.
Et pour les immigrants fuyant régimes dictatoriaux et racisme, il n’en fallait pas plus pour voir dans ce discours quelque chose de malheureusement trop familier pour eux. Et le Québec, lui, si progressiste, si ouvert au monde, si fier de sa montréalitude cosmopolite, s’est découvert des restants hideux de racisme primaire et de conservatisme identitaire frileux. D’où ça sortait cette affaire-là ?
De cette expansion identitaire devenue inflation / fuite en avant. Comme un vin qu’on n’a pas cessé de couper avec de l’eau. C’est-à-dire une identité québécoise diluée au maximum dont les grands principes universalistes se sont complètement substitués à la réalité sociologique du terrain.
Et plus l’État s’approprie le discours officiel de l’identité et l’étire pour répondre aux nouvelles réalités mondiales, plus les individus vaguement réticents de la Nation dans le village, dans le quartier et dans les chaumières d’ici, se radicalisent en prônant un resserrement identitaire. C’est ce que l’élastique étiré au maximum nous a mis en pleine face : ces québécois perplexes et incertains face à la direction que prenait le Québec. Québécois que le discours politiquement correct nous dépeint – évidemment – repliés sur eux-mêmes, conservateurs et xénophobes.
Hérouxville, tout aussi déplorable que ce soit, doit s’interpréter comme la pointe extrême, radicalisée et non représentative d’un ensemble de québécoises et québécois qui fait juste que se questionner.
Mario Dumont n’a donc rien inventé. Et il n’est surtout pas le champion d’une quelconque extrême droite québécoise. Mais il a su – ce qui est déjà énorme – être cette caisse de résonance de ce Québec dont l’inquiétude sourdait en marge de la sphère publique.
Et cette énorme remise en question inclut apparemment la fin de deux tabous en particulier. Celui tout d’abord du déni de ce nationalisme historique dont l’évidence, longtemps refoulée, semble enfin réhabilitée. Il y a eu ce réenracinement – suite au déracinement de la Révolution Tranquille – c’est-à-dire ce désir de redonner de la consistance à l’identité québécoise après des décennies de javellisation qui en avait fait une identité proprette, branchée en mode séduction de l’immigrant.
Fin aussi, justement, du consensus collectif sur l’intouchabilité dont avait été drapé l’immigrant : investi de la double mission sacrée de la survie démographique du Québec et de pérenniser le fait français, le nationalisme civique devait garantir son adhésion à la société québécoise (et éviter ainsi sa fuite vers le Canada anglais). Les demandes d’accommodements religieux étant alors interprétées, dans cette perspective, comme une violation du contrat social d’intégration, d’abus du statut d’intouchabilité et de basses manœuvres de chantage identitaire.
Or, il semble que le Québec explore actuellement les limites de ce compromis, comme si la survie de la nation n’était pas à n’importe quel prix.
C’est pour cela que j’appuie, dans le principe, le projet de citoyenneté québécoise du PQ. Au-delà des motivations électoralistes (et de certaines modalités), je le vois comme une tentative de réconciliation, non pas pour combler un prétendu fossé entre québécois de souche et immigrants, mais entre nationalisme historique et nationalisme civique. Réconcilier le Natashquan de Gilles Vigneault et le Shumka ukrainien sachant que tous deux sont nécessaires pour construire la future identité québécoise.
C’est un projet de loi risqué tant il est le prétexte le plus récent qu’attendaient des immigrants pour s’en aller au Canada anglais ou faire une croix définitive sur le Québec. C’est un projet audacieux tant il ose proposer des balises de ce défi si vaste de redéfinition identitaire. C’est pour cela aussi que je l’appuie : il est ce premier pas posant clairement une limite, officialisant la fin du statu quo.
Car il serait hypocrite que de persévérer dans la même fuite en avant en croyant qu’on peut construire une citoyenneté ouverte et inclusive vidée de tout contenu historique en niant le récit du groupe culturel francophone majoritaire. Et plus on va continuer dans cette illusion, plus on va nourrir la pointe radicalisée qui non seulement va se trouver confortée dans sa lutte mais en plus, risque de grossir.
Toutefois, restaurer le groupe majoritaire ne signifie pas revenir en arrière : c’est revaloriser uniquement ce qui doit/peut l’être dans le contexte actuel. Travail complexe. Il suffit de penser à l’aspect religieux : certains ne jurent que par un retour au catholicisme – c’est prêcher pour sa paroisse, c’est le cas de le dire – ce à quoi je m’oppose. Par contre, je suis pour le maintien de symboles religieux que le temps a transformé en symboles purement culturels car ils définissent aussi l’identité québécoise. Verser dans un laïcisme intégriste pour échapper au fondamentalisme religieux ne nous fera pas avancer, bien au contraire.
Bien sûr, les médias au Canada anglais se sont déchaînés. En témoigne l’éditorial vitriolé de Don Martin du National Post disant que quelque soit la langue utilisée, ce projet de loi reste du racisme. Karen Selick, toujours au National Post, rappelle cependant que le problème est plutôt dans les lois sur les droits de la personne qui ont créé un climat où on ne peut plus rien dire sans qu’une personne issue d’un groupe minoritaire se sente offensée. Et si Lorrie Goldstein au Toronto Sun tire aussi sur le PQ, il souligne toutefois qu’exploiter la peur de l’immigrant n’est pas une attitude typiquement québécoise : en témoigne l’utilisation qu’en a fait Donald McGuinty à la dernière campagne électorale ontarienne. Et dans la même veine, le Globe and Mail mentionne que Jason Kenney, le secrétaire fédéral au multiculturalisme et à l’identité canadienne, a commandé en début d’année un rapport sur les divisions alarmantes sur le reste du pays que pourrait créer le débat identitaire au Québec.
J’avais déjà écrit sur le forum que le Québec possédait une solide assise historique – moins dense que celle des Premières Nations mais plus consistante que celle du Canada anglais – qui, couplée à ses atouts économiques, ne justifiait aucune citoyenneté juridique en temps normal. Comme si le vin québécois était suffisamment dense pour éviter tout embouteillage dans un cadre formel. Or, le climat actuel réinvite cette citoyenneté qui n’est pas à comprendre comme une base constitutive de l’identité québécoise (car le vivre-ensemble québécois est évident) mais comme la confirmation officielle d’un état de fait historico-culturel.
Autrement dit : je n’ai pas besoin d’une citoyenneté juridique pour me définir par moi-même. Par contre, il semble qu’il soit nécessaire aujourd’hui d’en avoir une pour officialiser cette définition jusqu’ici informelle. J’appuie donc sans hésiter le principe de citoyenneté tout en étant flexible sur les modalités de concrétisation dudit principe. M’inspirant ainsi de René Lévesque au sujet de la loi 101 et de Robert Bourassa sur le caractère à jamais distinct de la société québécoise. Tous deux faisant ainsi preuve d’un bel esprit d’accommodement raisonnable.
Il n’est donc pas vrai que le débat identitaire actuel reflète une xénophobie croissante au Québec. Il faut mal connaître le Québec pour croire cela. Ou mépriser tout ce qui pourrait nuire au One Nation Canada. Et il faut une mauvaise foi évidente pour faire passer un questionnement légitime en attitude raciste et rétrograde comme ne manquent jamais de le faire Fo Niemi et le B’naï Brith. Rien de tel pour entretenir un cercle vicieux : plus on privilégie une citoyenneté aseptisée, plus on favorise le radicalisme, ce dernier nourrissant alors les tenants de la citoyenneté aseptisée et ainsi de suite.
Ce qui est vrai par contre, c’est l’intériorisation d’un sentiment latent d’insécurité dans l’identitaire collectif québécois, caractère minoritaire oblige. Cependant, cela ne doit pas être invoqué comme une excuse légitimant toutes les dérives. Quelque soit sa taille, la grandeur d’une nation se mesure à l’aune de principes démocratiques et éthiques, point barre. Et de l’autre côté, si l’immigrant est fondé de demander au Québec de mieux valoriser sa culture et le français, il ne faut pas espérer que les efforts que fournira alors le Québec, en terme de défense du fait français et de son poids culturel, soient du même ordre que ceux que fourniraient un pays tel que la France, les Etats-Unis. On est l’îlot, pas l’océan.
Des attentes disproportionnées par rapport aux moyens disponibles seront toujours déçues. Et il serait trop facile, à ce moment-là, de s’en prendre au Québec. Car à ce jeu-là, il sera toujours le perdant : en faire trop peu et il se ferait critiquer. En faire trop et il se ferait accuser d’hégémonisme tentant d’imposer sa culture au reste du pays. Et devant ces élites – qui ont largement contribué à édifier ce nationalisme civique et épuré – qui prétendent nous éduquer sur la façon « d’accueillir la différence », je rejoins l’opinion de Gilles Labelle dans le Devoir : paradoxal de dénigrer ce Québec « profond » qui s’exprime (certes maladroitement) alors qu’on prône l’ouverture à l’autre.
Plus que jamais, nul n’est prophète en son pays.
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