Il ne semble pas émerger de réel consensus autour des recommandations de messieurs Bouchard et Taylor. Quand cette commission fût lancée, beaucoup – dont moi – y voyaient enfin l’occasion d’aborder concrètement certains enjeux, longtemps laissés sur la glace ou abordés de manière superficielle.
On se parlerait dans le blanc des yeux et on se dirait les vrâ affaires. Et à certains égards, c’est ce qui est arrivé. Et même si on peut questionner certains propos extrémistes ou simplistes tenus lors des audiences, il faut se rappeler que l’exercice démocratique, c’est ça aussi. La liberté d’expression, aussi noble soit-elle, n’est pas faite que de belles paroles ou de vibrants plaidoyers.
Il faut dire que la commande était grosse : « formuler des recommandations au gouvernement pour que ces pratiques d’accommodement soient conformes aux valeurs de la société québécoise en tant que société pluraliste, démocratique et égalitaire ». Grosse mais pas impossible. Le défi était peut-être de savoir où tracer la ligne. Une approche stricte et c’était risquer de passer à côté de l’essentiel. Tant qu’à ça, on n’aurait pas eu besoin de nos deux éminents penseurs : le code de vie d’Hérouxville aurait été suffisant (et gratuit). À l’inverse, aborder la question dans toute sa perspective, c’était s’aventurer sur plusieurs terrains minés : la place du Québec au sein du Canada, la Charte Canadienne des droits et libertés individuelles, l’enjeu constitutionnel.
Surtout que la commande fût placé par le parti au pouvoir, celui pour qui l’enjeu identitaire n’est pas politiquement rentable. C’est-à-dire celui qui aurait le plus à perdre d’une commission aux ambitions trop élevées.
Bref, les deux « sages » étaient donc pris, dès le départ, entre l’arbre et l’écorce : tenter de trouver une solution qui, d’une part, rejetterait le multiculturalisme canadien – dont la greffe ne veut décidément pas prendre au Québec – mais qui, d’autre part, y serait tout de même soumise, charte canadienne oblige. Si j’osais, je dirais qu’on demandait, à nos deux prophètes de la « laïcité ouverte », de réaliser le même genre de miracle qui a assuré la postérité d’un certain fils de charpentier il y a deux mille ans.
Je ne suis pas sûr du résultat final : on dirait un buffet où tout le monde peut y trouver un peu son compte mais qui laisse un petit arrière-goût bizarre. D’ailleurs, plusieurs éditorialistes au Canada anglais ne savent pas non plus quoi trop en penser. Je tente une formulation : le mono-inter-multiculturalisme. Ou l’inter-multi-monoculturalisme. Ou encore le multi-mono-interculturalisme si vous préférez. En fait, quelque soit la façon dont vous l’abordez, ça ne fait pas beaucoup de différences.
C’est le flou artistique. En vue de créer un meilleur vivre-ensemble, il est assez paradoxal de proposer que les québécois de souche soient rebaptisés québécois d’origine canadienne-française : en effet, en quoi créer artificiellement de nouvelles lignes de séparation identitaires entre les groupes culturels contribuera à une société québécoise plus unie ?
En outre, comment peut-on faire du français la langue commune mais refuser le moindre mouvement de convergence autour du groupe culturel qui en est le principal porteur ? Proposer cela, c’est demander à ce groupe de se désapproprier sa langue pour n’en faire qu’un simple véhicule linguistique désincarné de tout contenu culturel et identitaire. Or, c’est justement l’étroit arrimage entre langue et culture qui a permis aux québécois de ne pas avoir appris à mourir.
Ce flou semble l’expression même de l’impasse dans laquelle se sont retrouvés les deux penseurs : tenter de proposer quelque chose de neuf à partir de dés pipées d’avance où une partie de la conclusion semblait déjà écrite. C’est la logique des plaster : au lieu de pouvoir – vouloir ? – aborder le dossier de front en interpellant aussi la structure sociale et culturelle canadien, ils ont tenté de réinventer la société québécoise sans questionner le cadre constitutionnel fédéral. Impossible que les deux commissaires aient pu l’ignorer : l’un est un chantre du multiculturalisme canadien et l’autre voit la souveraineté comme nouvel acte fondateur de la société québécoise.
Le plaster, c’est donc l’histoire de l’abcès : n’importe quoi sauf le crever.
Pendant ce temps, des voix au Canada anglais continuent de s’élever pour questionner l’utopie du multiculturalisme canadien. Dernier exemple en date : Tom Kent qui souhaite un resserrement de l’identitaire canadien en rappelant que le Canada est plus qu’un hôtel. Il veut la fin du « passeport de complaisance » : après les trois ans de résidence permanente, l’immigrant doit choisir la citoyenneté canadienne ou quitter le pays. Et le canadien naturalisé, qui est retourné vivre dans son pays d’origine, doit continuer de payer ses impôts à Revenu Canada. Et dire qu’on a hurlé à la xénophobie quand certains ont suggéré une citoyenneté québécoise.
Ceci reflète l’étrangeté du modèle socioculturel qu’a choisi le Canada depuis quelques décennies : d’un côté, prôner une égalité entre toutes les cultures et de l’autre côté, placer pourtant deux langues au-dessus de toutes les autres avec le bilinguisme officiel. Au rythme annuel d’immigration au Canada, une communauté culturelle finira bien par dénoncer cette incohérence, ce qui ne sera que la suite logique des choses. Ce que Tom Kent veut chercher à éviter en serrant la vis tout de suite.
On notera l’ironie de la chose : proposer un resserrement pour maintenir un modèle basé sur l’ouverture. C’est à se demander parfois « what does Canada want ? ».
L’institut Fraser de Vancouver – loin d’être un partisan du modèle québécois – en rajoute une couche en publiant une étude* contestant la politique d’immigration fédérale. Son raisonnement : les niveaux actuels d’immigration et le multiculturalisme contribuent à favoriser le risque terroriste au pays. Mr Collacott, politicologue et auteur de l’étude de dire que « toute tentative de réforme [de la politique canadienne de l’immigration] est entravée par l’absence de débat politique, par crainte d’offenser un groupe ethnique particulier, scénario qui s’est déroulé tout au long des audiences de la commission Bouchard-Taylor ».
Il sera divertissant de voir quelle nouvelle solution le Canada trouvera pour maintenir l’illusion et le statu quo. Je suis certain que messieurs Bouchard et Taylor seront ravis de présider une éventuelle future commission fédérale, cette fois-ci.
Certes, la critique est facile. Mais messieurs Bouchard et Taylor ne me feront pas croire qu’ils ignoraient les écueils qui les attendaient. Ceci dit, cette commission fût loin d’être un exercice inutile : elle a permis, par exemple, de revigorer la participation citoyenne. Personne au Québec ne peut dire aujourd’hui qu’il n’a pas eu l’occasion d’exprimer son avis sur le sujet. Et on peut se féliciter d’avoir vu plusieurs néo-québécois prendre la parole. Enfin, elle constitue cette première base de discussion formelle sur laquelle s’appuyer dans de futures – et inévitables – réflexions sur le dossier.
Inévitables parce que le rapport de la commission est ambigu et parce que la suite donnée par le gouvernement jusqu’à maintenant laisse perplexe : le projet de loi 63 vise à « affirmer expressément que les droits et libertés énoncés dans la Charte sont garantis également aux femmes et aux hommes. ». Intention très louable … sauf que l’article 10 de la même Charte énonce déjà l’égalité sexuelle. Dans son mémoire, la Fédération des Femmes du Québec questionne ainsi la réelle utilité de ce projet de loi.
Ainsi, si on peut déplorer que l’ADQ et le PQ puissent en profiter pour faire dans une certaine surenchère identitaire, il est difficile de ne pas voir dans les plaster que propose le PLQ une raison parmi d’autres expliquant justement cette surenchère. Il ne faut pas s’étonner que certains envahissent un terrain que d’autres ont délibérément choisi d’abandonner.
Dans le même esprit, la motion reconnaissant la nation québécoise, par son symbolisme dénué de tout geste concret, est révélatrice de tentatives acharnées de réinventer ce qui ne peut plus l’être tant le cadre fédératif canadien a besoin d’une refonte majeure.
En conclusion : d’un côté, on ne sait plus sur quel pied doit danser le groupe culturel majoritaire face à l’immigration mais de l’autre côté, il est clair qu’il doit assumer ses responsabilités en tant que groupe culturel majoritaire. Correct. Dans ce cas, comment voulez-vous qu’il connaisse exactement ses responsabilités et comment il doit les assumer s’il ne sait pas quels sont exactement ses droits ?
Le problème avec les plaster, c’est que loin de régler le problème, ils l’aggravent davantage.
* Immigration Policy and the Terrorist Threat in Canada and the United States : Fraser Institute
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