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L’ethnique aux ethniques

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Quand, en 2003, on m’a proposé le poste de conseiller en orientation (c.o.) au service de francisation au Cégep, la directrice du service s’était empressée de me dire combien elle était contente d’avoir un c.o. immigrant. En effet : d’après elle, quoi de mieux qu’un immigrant pour expliquer le marché du travail et le système scolaire à d’autres immigrants. CQFD.

L’hiver dernier, j’ai enseigné un cours à de futurs conseillers en emploi sur les différents enjeux de l’interculturalité en lien avec l’orientation. Là encore, les commentaires furent généreux quant à me faire savoir que j’étais le « mieux placé pour donner ce cours ». Probablement qu’on ne devait faire référence qu’uniquement à ma compétence et rien qu’à ma compétence de chargé de cours (ironie).

C’est vrai que pour l’avoir moi-même vécu, je peux probablement bien comprendre certaines difficultés que vit l’immigrant dans son processus d’intégration à la société québécoise. Cela ne fait pas pour autant de moi une sorte de « spécialiste », c’est-à-dire quelqu’un possédant une quelconque expertise s’imposant comme une évidence dans toute activité (professionnelle ou non) en lien avec l’immigration. Il y a donc une association faite entre deux idées (expérience personnelle = expertise professionnelle) dont l’évidence est toute sauf évidente justement. Qui est même plutôt inquiétante d’ailleurs : en effet, laisser cette évidence s’imposer non pas logiquement mais socialement (par le jeu quotidien des comportements collectifs qu’on ne questionne pas ou plus parce que « tout le monde le fait »), c’est laisser croire que les immigrants sont les mieux outillés pour travailler auprès des immigrants. Pensons notamment aux services de francisation, aux organismes publics et parapublics d’aide à l’insertion professionnelle, l’intégration sociale, le soutien psychosocial, etc. Dans certaines situations ou certaines personnes, oui c’est probablement tout à fait le cas et c’est tant mieux pour tout le monde. Dans d’autres situations ou d’autres personnes, cela est beaucoup moins sûr.

Plusieurs de mes collègues, agents d’intégration, au service de francisation sont d’ailleurs eux aussi des immigrants de longue date au Québec comme moi (dix ans et plus). Et quand je leur demande pourquoi ils font ce travail, ils me donnent la même raison que l’immigrante fraîchement arrivée au Québec et que je viens de rencontrer dans mon bureau : travailler auprès des immigrants pour leur donner ce que j’ai reçu en arrivant ici. Une variation sur le même thème, ce sont aussi ces immigrants qui vont faire une maîtrise en médiation interculturelle pour devenir des « spécialistes de la rencontre des cultures ». Ou ces étudiants étrangers désireux de faire leur mémoire de maîtrise qui sur l’intégration des enfants immigrants à l’école québécoise, qui sur la problématique de la reconnaissance des diplômes. Issus d’une certaine idée de l’ethnique, on reste dans l’ethnique.

Je ne remets pas du tout en question le fait que des immigrants travaillent auprès d’autres immigrants (dont je fais d’ailleurs partie) : certains sont assurément à leur place en travaillant tous les jours à accompagner, soutenir et écouter des immigrants. Je me questionne seulement sur cette « évidence sociale » déduisant, très grossièrement, une expertise professionnelle d’une expérience personnelle. Comme s’il y avait une sorte de consensus collectif où on s’attend « naturellement » ou encore qu’il « serait logique » de voir un immigrant dans telle ou telle fonction. Comme si ça allait de soi au point de nous croire capable en toute légitimité d’en évaluer la crédibilité de la chose. Exemple qui vaut ce qui vaut : en toute honnêteté, qui nous paraît le plus crédible aux cuisines quand on va au restaurant libanais : Ahmed à la peau mate ou Réjean à la peau blanche ? Derrière le comptoir du dépanneur, qui est-ce qu’on s’attend à voir le plus : un chinois ou un français de type caucasien (lui-même immigrant d’ailleurs) ? Et à l’association interculturelle au bout de la rue, il me semble que l’africaine dans son boubou « fitte » pas mal bien dans le décor, non ? On aura compris mon ton intentionnellement et exagérément sarcastique, forçant généreusement le trait.

J’aime à croire que ce n’est pas cela qu’on appelle la rencontre des cultures. Car c’en est pas : j’appelle cela plutôt de la cohabitation de cultures dans la mesure où si chacun nous offre effectivement de sa culture d’origine (dans son restaurant, dans une danse, dans un spectacle, etc.), cela ne reste possible et acceptable que s’il reste dans sa culture. Quand un africain commence à s’occidentaliser, on pourrait être tenté d’y voir de l’assimilation, relent d’un colonialisme suranné. Quand un occidental sait danser le zouk, on s’émerveille de son ouverture d’esprit. J’ignorais que la rencontre culturelle était à sens unique. Bien entendu, je ne force plus le trait ici : je badigeonne au rouleau.

Le plus insidieux, c’est que tout cela part fondamentalement d’une bonne intention : il n’y a pas de complot mené par les canadiens de souche ou les québécois de souche à l’insu des immigrants pour les parquer dans des ghettos d’emplois ethniques. Ni de volonté collective des immigrants à s’enfermer dans ces mêmes ghettos d’emplois. Et c’est là où c’est le plus difficile car lorsque de manière générale, personne n’y voit que du bon, difficile de convaincre d’un peu du contraire. Bref, il n’y a seulement de manière générale qu’un désir sincère de la part de la société d’accueil d’offrir les meilleurs services possibles aux immigrants. Dans cette perspective, il n’y a rien de plus louable et logique dans un sens que de penser – pas exclusivement mais en grande partie – aux immigrants pour aider d’autres immigrants. Le principe n’est d’ailleurs pas spécifique à l’immigration : quoi de « mieux » qu’une intervenante ayant subi une agression sexuelle pour comprendre et accompagner une femme violentée ? Qu’une personne originaire de la même région que soi pour nous comprendre sur certaines choses ? Qu’une personne ayant elle-même des enfants pour vous comprendre sur certains états intérieurs en tant que parents ? Etc.

Cependant, même les meilleures intentions conduisent parfois à des situations problématiques comme le sont par exemple les ghettos d’emplois ethniques. Dans mon expérience, être immigrant n’est d’ailleurs pas toujours un avantage pour intervenir auprès d’autres immigrants : n’étant pas né ni ayant grandi au Québec, des immigrants m’ont déjà fait savoir que je ne pouvais donc pas maîtriser toutes les techniques de recherche d’emploi du marché local. J’en ris encore. Ou encore, à l’inverse, le fameux coup de la solidarité entre immigrants : entre immigrants on pouvait « se comprendre » – première nouvelle – et que si je n’accédais pas aux demandes formulées, cela serait pris comme une trahison. Même entre ethniques on se ghettoïse.

Dans mon cours de l’hiver dernier, quand j’ai demandé à mes étudiants ce que c’était l’interculturalité pour eux, tout le monde m’a alors tout naturellement et spontanément parlé de l’immigration. C’est sûr que quand tu es abreuvé d’images de boubou africain (N.B. : j’ai rien contre les boubous africains) ou de peau mate dans chaque reportage de Radio-Canada traitant de l’interculturalité, de multiculturalité et autre culturalité, tu finis par associer ethnique et immigrant. Pauvres autochtones du Canada qui ne font plus assez exotiques.

J’ai été très heureux de leur démontrer pendant tout le reste de la session que l’interculturalité était très loin de se limiter qu’à l’immigration. Au contraire, réduire le thème de la rencontre des cultures à l’immigration, c’est ne rendre service à personne : ni aux québécois, ni aux néo-québécois, ni à la société québécoise. Car c’est enfermer l’immigrant – processus auquel lui-même contribue à renforcer – dans une dimension ethnique réduisant l’univers des possibles d’une véritable rencontre des cultures.

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