Lettre à nos petits-enfants : notre immigration franco-québécoise
Mes très chers petits enfants,
Lorsque vous tomberez sur ces quelques feuilles… (C’est quoi, des feuilles ? – C’est ce qui tombe des arbres en automne – Mais non, dans l’ancien temps, c’était un support pour écrire… et qui poussait sur les arbres – Ah ! taisez-vous, les morveux ! Grand-M’man va encore s’enfarger dans son histoire) …Hum, hum !
Je disais donc, lorsque vous tomberez sur quelques mots (ça va, là ?), vous serez peut-être éparpillés aux quatre coins du monde ou, au contraire, vous serez tous agglutinés les uns aux autres, allez savoir. Vous aurez peut-être la bougeotte comme vos arrière-grands-parents, comme vos grands-parents, comme certains de vos parents, sans doute. C’est une histoire de famille, une affaire de génétique, certainement.
Seulement, avec votre grand-père, la donne s’est quand même emmêlé les pinceaux. Vos bisaïeuls découvraient, tous les deux, la Belle Province. On appelle ça l’égalité dans un couple. Pour nous, c’était un peu plus compliqué. J’avais triché, pour ainsi dire, vu que je connaissais le sujet avant même l’examen de l’immigration. Pensez donc ! J’y avais déjà vécu un bon bout de temps ! Tandis que Grand-P’pa… (Grands-Pas ? Comme dans la trilogie de Tolkien ? Dame oui, mon mignon, car il fit un saut prodigieux pour aller de l’autre côté de la flaque, après quelques sautillements en France, mais c’était pour mieux prendre son caribou… ou son élan…). Tandis que Grand-P’pa, lui, il ne connaissait pas grand’chose du Québec. Quoi que, j’exagère. Il avait été largement tanné par vos arrière-grands-parents. Il a même eu droit à une séance surréaliste d’une télé-série de mon enfance : ‘Le temps d’une paix’ (‘Le temps d’une paix ?’ Grand-M’man, qu’est-ce ça mange en hiver, c’t’affaire-là ? – Hum, hum… Mange donc tes ‘tites patates, mon Ti’Coune). Fallait voir son air ahuri tandis que mes parents et moi étions crampés ben raide… Je pensais avoir définitivement assassiné sa curiosité. Que je pensais… Mais c’était sans compter sur l’opiniâtreté de mon bonhomme et ses petites questions traîtresses : Raconte-moi comment c’était, au Québec… Ah ! Ça ! Il m’a bien eu, le ‘tit maudit ! L’air de rien, il se renseignait tout en brassant mes entrailles et en ouvrant tout grand les écoutilles de mon coeur…
Dès le début de notre mariage, Grand-P’pa me fit cette promesse solennelle : ‘Un jour, je t’emmènerai en vacances au Québec. Tu pourras revoir tous les endroits où tu as vécu’. Mais alors qu’il s’attendait à une explosion de reconnaissance échevelée, un festival de gratitude éperdue, il se heurta à un refus catégorique et aussi sec que du bon saucisson : ‘Surtout pas ! ‘ Il en resta baba, mon pauvre homme. Pis, vu qu’il me restait encore un semblant de pitié, j’ai cru bon de me justifier.
Quand les hommes disent que les femmes sont compliquées comme c’est pas permis, ben ils n’ont pas tout à fait tort. (Si vous répétez ça à Grand-P’pa, je vous coupe les oreilles !). J’avais deux bonnes raisons pour ne pas remettre le début d’un orteil dans mon pays. Non, pas ‘bonnes raisons’. Disons deux hypothèses antinomiques. Pis elles se disputaient comme des chats devant une belle minette.
D’abord, j’avais trop peur d’être déçue. Et si la réalité faisait mentir ma mémoire ? Allais-je renoncer à mes doux moments de rêverie ? Les bons souvenirs, c’est comme l’arnica : ça sert pour les coups durs, ça calme, ça apaise, c’est réconfortant. Alors, si tout mon passé enrubanné et pomponné s’effondrait d’un coup… Vous souvenez-vous du jour fatidique où l’on vous a appris que le Père Noël n’existait pas ? (Mais qu’est-ce que vous avez à brailler de même, les morveux ?)
Mais pire encore que d’être désenvoûtée, je ne voulais pas prendre le risque de retomber en amour avec mon pays. J’avais une trouille immense de m’y sentir à nouveau chez moi, avec mes chums et mes gentils fantômes de l’époque. Et si c’était comme je le pensais ? Comment revenir alors en France ? Comment continuer à y vivre ? Déjà que, avec mon maudit caractère, vivre avec moi n’est pas une sinécure (Qui a dit ‘oui’, hum, hum ?), alors si en plus, je devenais une droguée en manque de sa CAM*, euh… du Québec ! Vous imaginez l’enfer ? (Qui a dit ‘non’, hum, hum ?).
Bref, je souffrais du syndrome du ‘je-me-souviens-mais-je-ne-veux-pas-savoir’.
J’ai tout de même fait une concession. Nous nous sommes rendus, comme à un pèlerinage, à la Délégation Générale du Québec en 1999. (Quoi ! Au siècle dernier ? Au millénaire dernier ? – Hey! Ça va faire, les morveux ! Hum, hum…). On en est ressorti tout chose. Il fallait prendre en considération les légions de ‘mais’ dont on nous avait abreuvés. Toutefois, avec une bonne préparation, de la prudence et un brin de folie, l’immigration demeurait faisable.
Quelques mois après, nous avons eu une opportunité pour enfin fuir Paris et nous installer à Bordeaux. Mais, de temps en temps, dans nos conversations, le Québec ressurgissait comme une vieille cicatrice qui démange. Mon homme ne semblait pas avoir abandonné l’idée de fouler un jour le sol de ma Belle Province. Tout doucement, j’ai compris qu’en se mariant avec moi, il avait épousé, plus ou moins, mon cher pays. Bien sûr, ‘la fiancée’ n’était pas parfaite (Oui, tu as raison, mon affreux : Grand-M’man aussi a tout plein de défauts…), mais il avait appris à aimer le Québec à travers et malgré moi, pour ainsi dire.
Moi, je continuais à m’accrocher à mon refus comme une bernique sur son rocher, à freiner des quatre fers (Les berniques ont des fers ? – C’était une image, mon ‘tit niaiseux…) et décourager Grand-P’pa …qui ne se décourageait pas pantoute, lui.
Faut dire que mon entêtement avait un petit quelque chose d’illogique. Mon pays me manquait visiblement et je savais que Grand-P’pa avait toutes les qualités qui, à mon sens, pouvaient faire de son immigration une belle réussite.
À force d’aller à hue et à dia, vos grands-parents ont fait comme les élastiques qu’on lâche brusquement. Chboing ! Ils se sont retrouvés drette au milieu : ‘On part ?’ – ‘Oui, on part’ (Dis, Grand-M’man, il ne serait pas plus juste de dire que c’est toi qui as craqué, non ? – Tais-toi, mon morveux, on n’interrompt pas les personnes âgées comme moé, hum, hum !). Il faut dire que la situation professionnelle de mon bonhomme n’était pas franchement au beau fixe. Pire, de nombreux plans sociaux avaient été mis en place, suite aux innombrables délocalisations en Inde ou en Biélorussie et à la centralisation qui en découlait. Déjà, ses supérieurs envisageaient de le renvoyer sur Paris. Quelle horreur ! C’était peut-être la goutte d’eau qui a fait déborder la cuve. Fait que, on s’est dit qu’on avait plus grand’chose à perdre.
J’ai refusé de parrainer mon homme. Il fallait que la procédure parte de lui. C’est par la paperasse que je pouvais mesurer la motivation du chéri. Situation on ne peut plus confortable pour le reste de la tribu puisque les enfants et moi avions la double nationalité. Aussi, Grand-P’pa est-il parti, tout seul comme un grand, dans sa quête du Saint-Graal. Oh ! J’ai quand même suivi sa procédure, mais de loin. Pas une éminence grise, pas un ange gardien, juste une petite veilleuse. Je me souviens encore que c’est moi qui ait reçu la fameuse brune… et qui l’ait ouverte… Ce n’est pas gentil, hein, d’ouvrir les cadeaux des autres ?
On est donc arrivé, toute la gang, à Montréal, le 26 avril 2006, et pis après…
Et pis après ? T’as perdu ta langue, Grand-M’man ? Non, elle n’a pas perdu sa langue, Grand-M’man. Elle s’est perdue tout court, une fois de plus, dans ses souvenirs du passé et dans ceux du futur qu’elle n’a pas encore vécus.
* : CAM (Carte Autobus-Métro) pour la ville de Montréal
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