Les souvenirs sont autant de petites souris dans le grenier de ma sale caboche. Ça grouille entre mes murs, ça trifouille dans mes fils électriques, ça ne dort que d’un oeil dans un recoin de mon isolation, et surtout, ça fait des petits.
Celui qui est venu parfois me chatouiller la mémoire, c’est cette affirmation trop souvent lue à mon goût : le Québec a un niveau déplorable en matière d’éducation, notamment en français. Les poils de ma réminiscence se sont dressés. Pis drette là, à part de ça. Voyons voir…
D’aussi loin que je me souvienne, et selon mes proches, j’ai toujours été une incorrigible bavarde. Si mes gros jambonneaux ont appris à me faire tenir debout fort tard, ma langue fut, hélas ! diablement précoce. J’ai hurlé, bavouillé, vocalisé, babillé, jacassé, papoté, placoté (dans l’ordre) à m’en faire exploser la glotte. Des légions de tympans y ont laissé des plumes. J’ai vite compris, qu’il n’était point dans mon intérêt d’assassiner mon public par voie orale. Un moyen beaucoup plus pernicieux me tendait les bras. L’écriture…
Aussi, ai-je appris avec une relative facilité mon alphabet icitte (t’en souviens-tu, Maman, de mon apprentissage des voyelles ? Je clamais haut et fort un beau “AAAA”, et ce que tu prenais pour un “EEEE”, n’était qu’un “euhhhhh” tâtonnant…). J’ai découvert avec délices les consonnes, puis les syllabes. J’ai affronté l’orthographe et j’ai croisé le fer avec la grammaire, dans l’arène essentiellement publique de mes écoles québécoises. Je me suis jetée à corps perdu dans cette bataille. À coups de moyens mnémotechniques, à coups de règles stratégiquement apprises par coeur, à coups de pages de dictionnaire, à coups de tonnes de livres dévorés, j’ai peut-être remporté certaines batailles, mais pas toutes. Ça, non. Et surtout, je n’ai pas gagné la guerre. Ça, encore moins. Ma langue, c’est comme une récompense : il faut la mériter. Et tous les jours, s’il-vous-plaît.
Mais dans mon combat, je n’était pas seule. J’ai été guidée, stimulée, poussée, encouragée par mon entourage. Voilà. Le terme est lâché. Mon entourage… Cette nébuleuse est peuplée de personnages disparates qui forment un “tout” uniforme. Ce “tout” est une pizza toute-garnie. Mais j’ai horreur de trier :j’ai gardé le bon et ce que je n’ai pas aimé. Ce “tout” fait partie de ma vie. Mieux, ce “tout” a fait ce que je suis.
Des professeurs par exemple. Non pas que j’ai aimé tous ceux québécois, non pas que j’ai détesté tous ceux français. Mais il en est un d’icitte qui m’a bien eu. Et qui doit en rire encore. Un sacré personnage. Jugez-en plutôt…
Monsieur René (vous me pardonnerez de ne point dévoiler son nom de famille) aurait eu sa place au “Super Bowl”. Pas dans les gradins. Sur le terrain… Car, sous son costume veston-cravate-pantalon, il donnait l’impression d’avoir perpétuellement greffée sur le torse, la panoplie parfaite d’un joueur de football (“football américain” pour les non-canadiens), tant ses épaules étaient larges. Mais ce qui me frappa le plus chez ce colosse, ce n’était pas tant sa stature incroyable mais sa figure. Figurez-vous que cet homme possédait ce petit quelque chose qui allait définitivement ravir la mordue de littérature que j’étais et que je demeure. Sa tête ! Un chef-d’oeuvre sorti tout droit de mes lectures de l’époque. Monsieur René avait la tête idéale du “Hercule Poirot” que je m’étais façonnée. L’assemblage “corps/tête” pourrait paraître incongru. Il me ravit. Qui peut se vanter d’avoir eu un tel personnage de roman comme professeur ?
Monsieur René… Une chevelure sombre et aussi plate que les règle de grammaire, dont la disposition parfaite semblait braver toute les lois physiques de notre redoutable blizzard hivernal. Une sublime moustache cirée avec soin, dont les fières pointes nous embrochaient l’esprit. Un regard qui parlait. Un regard redoutable. Un regard surprenant. Monsieur René n’élevait jamais la voix. Ses yeux, si. Vous pensiez que son attention était éteinte, derrière ses verres à peine fumés, et vous receviez des éclairs. Vous vous croyiez à l’abri de la foudre et vous la receviez par un seul clin d’oeil. Même les éléments les plus perturbateurs de ma classe l’avaient compris. À la place d’un “hey !” (traduisible selon la langue du pays) pour le moins bovin, un silence gêné allait lamentablement à l’assaut du regard si expressif de notre professeur… et bien sûr perdait devant ce dernier.
J’aurais dû me méfier. Il n’en fût rien.
A cette époque, j’avais eu la mauvaise idée de briller en volley-ball. Ma professeure d’éducation physique en fût sidérée. Je ne fis pas mieux. Aussi, me suis-je retrouvée capitaine d’équipe, brisant ainsi la longue, longue, longue coutume qui me laissait, misérable, sur le banc des joueurs et assistant pour la énième fois à une conversation des plus cruelles :
– Prends-la, c’est moi qui me suis dévoué, la dernière fois !
– Hey ! Minute ! Mon équipe est déjà plus faible que la tienne !
Cette fois-ci, je tenais les rênes avec une volonté de revanche féroce. Mon équipe pulvérisait les autres à la grande inquiétude de ma professeure de sport. Pour rééquilibrer les forces, elle fût mon adversaire. Je ne pense pas avoir été aussi proche d’elle que lors de ce smash, au sommet du filet. Mon majeur de la main droite ne résista pas à notre combat.
Cette fracture m’ouvrait un boulevard, que dis-je, une véritable autoroute de paresse. Plus de prise de note, plus de devoir, plus d’interrogation. La belle vie, quoi !
À ma grande honte, je dois vous avouer que j’en ai usé voire abusé… Certains professeurs en furent dupes. Hélas ( et heureusement), pas Monsieur René.
Ainsi, à la fin d’un cours, il me retint et nous eûmes une conversation orale et par les cils.
– Tu ne m’as pas rendu le travail de rédaction que j’avais demandé. Tu sais ? L’histoire que vous deviez inventer ? (Et ça me déçoit)
– C’est que je ne peux pas écrire à cause de ma fracture. (Une bonne excuse, non ?)
– Je comprends bien. C’est arrivé quand, au juste ? (N’en sois pas si sûre)
– Euh… Avant-hier, mardi. (Effectivement. Je sens que je me piège moi-même)
– Ce travail est programmé depuis deux semaines. Tu devais me le rendre hier, mercredi. ( Je connais déjà ta réponse. Je suis un enseignant qui a de l’expérience)
– Euh… J’avais fait un brouillon, mais je n’ai pas pu le mettre au propre. (Je m’enfonce, non ?)
– Vraiment ? Bien ! Alors, dicte-moi ton travail de mémoire… (Voyons voir jusqu’où tu vas aller…)
– D’accord… ( Je relève le défi ! Mais ai-je le choix ?)
– Mettons-nous au travail, dans ce cas (Non, tu n’as pas le choix. Mais cette situation nous amuse, n’est-ce pas ?)
Je me suis alors lancée dans la plus grand improvisation de ma vie. Les yeux de Monsieur René n’ont pas cessé de rire à gorge déployée (?) durant toute ma prestation. De manière tacite, il donnait la permission d’inventer, de créer, de rêver… Je venais de comprendre qu’il ne s’agissait pas seulement d’une langue mais d’une formidable musique dans laquelle chaque note compte. J’ai saisi que les règles si arides de notre langue étaient autant de bijoux sur notre francophonie. Je me suis sentie riche, si riche…
Quelques jours après, Monsieur René m’alpaguait, l’air de rien. Un concours était lancé par un ministère quelconque. Il fallait rédiger une nouvelle sur le braconnage. Le braconnage ? Je n’y connaissais rien. “Et tu n’avais absolument pas préparé ton dernier devoir en français”, me télégraphia son regard.
Je ne sais pas s’il a appris les résultats de ce concours. Une chose est sûre c’est que, s’il en a eu connaissance, ses lunettes ont rigolé. Il avait gagné.
« On ne force pas une curiosité, on l’éveille. » a dit Daniel Pennac. Mon professeur, lui, l’a provoquée, à l’instar d’autres enseignants que j’ai eu au Québec. Des noms et des visages me frappent de plein fouet. N’ayez crainte, je ne vous ai pas oubliés. Je sais ce que je vous dois, à vous tous, chers fantômes du passé qui guidez mes pas du présent et dictez mes chansons d’aujourd’hui.
Quant à vous, Monsieur René, je ne vous l’ai peut-être pas dit à l’époque mais aujourd’hui, je vous l’écris : merci. Merci pour ça… Merci pour tout…
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