On est à la mi-octobre 2004. Adil, Najat et leurs deux enfants s’installent dans un grand appartement de trois chambres, salon et cuisine (un 5 et 1/2) pour un loyer mensuel de 700 dollars, frais de chauffage et d’électricité compris. Bon, l’insonorisation est le point noir mais « c’est souvent pareil au Québec », dit-on au couple quand il s’inquiète d’éventuels désagréments causés par les bruits de voisinage. Il n’a pourtant pas le choix. À moins d’être dans un condominium mais il faut payer bien plus cher pour ça. L’appartement est situé à Sainte-Foy, pas loin du parc technologique où Adil commence à travailler dès la troisième semaine de leur arrivée et à quelques minutes de l’université Laval où Najat projette d’aller suivre des cours pour la reconnaissance de son diplôme. Les enfants sont inscrits dans une école publique qui a une bonne réputation: une école d’éducation internationale où l’on poursuit le programme de l’Organisation du baccalauréat international (IBO). Porte d’entrée de la ville en venant de l’Ouest ou du sud, Sainte-Foy est connu pour être l’arrondissement de Québec qui accueille le plus d’immigrants et c’est aussi le quartier qui se développe le plus dans la vieille capitale. Outre l’université, on y trouve deux grands Cégeps, plusieurs écoles secondaires, des centres de formation professionnelle, deux hôpitaux, des centres de recherche scientifique, le plus grand centre d’achats de la région…etc.
Une fois les procédures administratives réglées et notamment celles relatives à l’obtention des cartes d’assurance sociale, de la résidence permanente – la carte d’assurance maladie étant délivrée trois mois après l’arrivée au pays – , et après le système D des premiers jours, le couple se met à équiper l’appartement en meubles, appareils électroménagers… etc. Avant leur départ de Tunis, ils craignaient que ce genre de dépenses doive leur coûter toutes leurs économies avant que les premiers versements de salaire de Adil n’arrivent. Ils découvrent qu’au Québec, il existe un marché de meubles usagers mais de bon état: Comme à l’état neuf. Ils rendent visite aux organismes communautaires qui viennent en aide aux immigrants, et leur filent des idées sur les meilleures possibilités de se loger, s’équiper, inscrire les enfants à des activités culturelles et sportives…etc. Le couple est toujours sous le charme et en admiration de cette société où tout parait si bien organisé et programmé. C’est suite à une visite à un de ces organismes, que Najat se procure un ensemble d’appareils électroménagers (réfrigérateur, cuisinière, laveuse et sécheuse) au prix de 200 dollars. Une aubaine! Le couple découvre aussi le phénomène des ventes de garages où des familles – en général des personnes âgées – mettent en vente toutes sortes d’objets et d’équipements – dont ils souhaitent se débarrasser – à des prix modiques. C’est l’endroit idéal pour mettre la main sur des objets utiles à moindre frais (ustensiles de cuisine, tableaux, objets de décoration….etc.). Au Québec, on a aussi des ventes de garage collectives, organisées à l’occasion des fêtes annuelles des quartiers. Si on ajoute les sites de petites annonces sur Internet, on a toutes les chances d’équiper un appartement en un tour de main et surtout au moindre coût. Quoi de mieux pour rassurer Najat et Adil !
Sur un autre plan, le couple et notamment Najat, est heureux de découvrir une société où l’égalité des sexes n’est pas qu’une profession de foi d’hommes se disant ouverts à ce que la femme prenne plus de place dans tous les domaines mais gardent bien en main l’essentiel des rouages du pouvoir dans la société. Au Québec, Najat voit que la femme a investi tous les secteurs et atteint tous les niveaux de décision. Elle a beau scruter et décortiquer les comportements et les gestes des hommes qu’elle croise, elle n’y décèle aucune trace de machisme, si présent en Tunisie, en Algérie et même dans les pays de la rive nord de la méditerranée. Najat est ravie, elle la rebelle qui s’est toujours insurgée contre les traditions enracinées dans son pays et qui font que l’homme a plus de pouvoir que la femme, qu’il a toujours le dernier mot et garde un œil vigilant sur les faits et gestes de la femme fût elle plus instruite et plus vieille que lui. Même si avec Adil, ils ont toujours essayé de gérer leur couple de façon démocratique, à tel point, qu’il arrivait souvent à Najat de recevoir les remontrances de sa propre mère qui lui reprochait de « trop demander » à son mari en partageant avec lui les tâches ménagères et les responsabilités familiales. Se retrouver dans une société comme le Québec, loin des jugements de la famille, du qu’en dira-t-on des voisins et de la société, est donc, au moins, une belle compensation pour Najat qui vient de troquer son statut de médecin bien établie à Tunis contre un avenir incertain sur le plan professionnel au Québec. Elle a pris l’habitude de dire à Adil que s’il devaient, un jour, se séparer, c’est certainement avec un homme québécois qu’elle irait. Elle ajoute, face au regard interrogateur et un tantinet inquiet de Adil, que bien sur elle ne voit pas pourquoi ils se quitteraient, qu’elle l’aime et qu’elle admire l’homme qu’il est et surtout qu’il est devenu dans un environnement qui prépare pourtant les hommes, même les plus ouverts, à céder au machisme « naturel » de la société.
Intermède
Najat est belle et respire la joie de vivre! Quand on la regarde, qu’on l’écoute parler, quand on entend ses cris de cœur mais aussi ses coups de gueule, c’est la Tunisie toute entière qu’on a envie d’aimer et de découvrir. Cette Tunisie qui a montré la voie, au début de l’année, aux peuples de la région pour se débarrasser des tyrans qui les oppressent depuis des décennies. La Tunisie sur laquelle tant d’espoirs ont été fondés pour la construction de la démocratie en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Quand on connait Najat et toutes les femmes tunisiennes de sa trempe, on se sent même prêt à « pardonner » à ce pays qui vient de décevoir beaucoup de gens à travers le monde, y compris en Occident où des dizaines de milliers de personnes ont battu le pavé l’hiver dernier pour venir en soutien au mouvement révolutionnaire; un mouvement qui a inspiré tous les indignés de la terre. La Tunisie vient en effet de tourner le dos aux forces du progrès, qui ont pourtant payé un lourd tribut dans la longue résistance à la dictature, et d’introniser les islamistes d’Ennahda, dont on avait d’abord sous-estimé le poids puis qu’on qualifie de modérés maintenant que près d’un Tunisien sur deux en a fait la première force politique du pays.
Najat n’a jamais aimé les islamistes. Elle savait que leur principale obsession était la femme et les quelques « privilèges » dont elle bénéficiait en Tunisie comparativement aux autres pays musulmans. Si elle était restée en Tunisie, elle ferait sans doute partie de cette élite qui résiste aujourd’hui, à Sfax, à Sousse et dans la Casbah de Tunis, et lutte contre des barbus dont la violence monte chaque jour d’un cran. Une violence qui montre que malgré les discours se voulant rassurants des dirigeants d’Ennahda, les droits des femmes sont menacés. Des droits qui sont inscrits notamment dans le fameux Code du statut personnel (CSP) que l’ancien président Habib Bourguiba avait fait adopter dès les premières heures de l’indépendance en 1956 et pour la remise en cause duquel Rached El Ghannouchi, chef d’Ennahda, a consacré l’essentiel du combat de sa vie. Pendant que les forces démocratiques militaient pour la fin de la dictature et pour la justice sociale. Des forces incarnées notamment sur le plan international par des noms comme Taoufik Ben Brik et Hamma Hammami ou encore par le visage et la voix féminine Sihem Bensedrin, militante des droits de l’homme honorée par l’organisation Canadian Journalists for Free Expression. Cette opposition démocratique que les Tunisiens ont presque choisi d’ignorer le 23 octobre dernier, n’a pas pour autant perdu espoir dans son peuple. Elle est consciente que la révolution démocratique est un processus qui peut être long et qui n’est surtout pas linéaire. Après tout la glorieuse révolution française de 1789 avait enfanté de Napoléon Bonaparte et, pire encore, la révolution allemande et la république de Weimar ont donné naissance au fascisme hitlérien.
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