On est à la fin de l’année 2010, voilà plus de 6 ans que Adil, Najet et leurs deux enfants ont débarqué à Québec. Après avoir suivi quelques cours à l’université Laval, que son employeur a accepté de lui payer, Adil est promu chef de projet. Conscients du fait qu’avec son profil Adil n’éprouverait pas de grandes difficultés à dénicher un autre poste avec d’aussi bons sinon de meilleurs avantages sociaux et conditions salariales, ses responsables ont voulu récompenser sa fidélité à l’entreprise. De son côté et grâce à sa détermination, Najet a fini par obtenir un permis d’exercice restrictif qui lui permet de pratiquer son métier.
Le caractère restrictif implique qu’elle n’a pas le droit de poser certains actes médicaux ni celui de travailler ailleurs que dans la région qu’on lui a référée. Najet est quand même contente. Elle n’aurait pas pu obtenir ce précieux sésame si une bourgade du Québec profond ne l’avait pas parrainée. Par ce geste, on voulait sauver les structures de santé de la région et offrir à une femme immigrante la chance de pratiquer ce qu’elle sait mieux faire. Depuis quelques décennies et à l’instar de plusieurs localités du Québec, cette région est en déclin démographique et sa population n’a eu de cesse de se battre pour sauvegarder l’essentiel des services sociaux (éducation, santé, culture et sport) et un minimum d’activités économiques pour éviter son extinction. Ainsi, faute de trouver des travailleurs pour faire fonctionner les ateliers de production, la seule entreprise manufacturière dans cette localité qui nourrissait la majorité des familles a failli mettre la clé sous le paillasson , au milieu des années 2000. Il a fallu faire appel à des immigrants colombiens pour que les machines redémarrent.
Najet doit faire plus d’une heure de route pour se rendre à son travail et, le soir, il lui arrive de rentrer tard à la maison. Souvent fatiguée, elle n’a plus beaucoup de forces pour les tâches ménagères ni pour s’occuper de ses enfants. Dans les premières semaines qui suivirent le l’embauche de sa femme, Adil ne semblait pas contrarié à l’effet d’hériter de l’essentiel des responsabilités familiales et répétait à Najet qu’elle devait se concentrer sur son travail. Le fait est que le permis restrictif est renouvelable, chaque année, et qu’il peut être retiré sur simple recommandation des employeurs. Najet doit donc être « irréprochable ». Au fil du temps, Adil a fini par trouver cette situation intenable. Il ne fait pratiquement plus d’activités avec sa femme et l’intensité de leur vie de couple se réduit comme une peau de chagrin. Des frictions apparaissent, les nerfs sont à vif durant les jours de semaine. Une double pression pèse sur Najet. D’un côté, son travail qui n’est pas toujours une partie de plaisir: charge importante, difficultés de communication avec certains patients âgés..etc. De l’autre, les états d’âme de son mari! Heureusement qu’il lui arrive de trouver quelques instants de répit pour décompresser quand elle va voir sa coiffeuse. Un moment de détente qu’elle a envie de voir se renouveler tous les jours.
Sa coiffeuse c’est Assia, une Algérienne d’un peu plus de quarante ans qui a perdu son mari, emporté par le cancer. Elle l’a enterré au cimentière musulman de Laval. Quand son mari était vivant, elle ne travaillait pas, afin de se consacrer à élever leurs enfants. À sa mort, elle a transformé son rez-de-chaussée en salon de coiffure qui, grâce au bouche à oreille, attire vite de nombreuses clientes immigrantes, notamment maghrébines. Ces femmes s’y rendent pour une coiffure mais plusieurs d’entres elles ont pris l’habitude de s’y retrouver régulièrement pour le plaisir …comme dans un Hammam (bain maure), au Maghreb. Le Hammam est en effet un lieu de rencontres privilégié pour de nombreuses femmes qu’il console de tout ce à quoi elles n’accèdent pas: Cinéma, sorties dans les restaurants, voyages …etc. Des mariages sont quasiment conclus et d’autres sont défaits à partir des conciliabules féminins qui s’y déroulent. À Montréal, des Hammams marocains, il commence à y en avoir mais pas à Québec.
Lorsqu’elles se regroupent dans le salon de coiffure, ces femmes ont l’occasion d’échanger sur leur quotidien, sur les difficultés d’intégration, de jaser sur les histoires de couples, sur les hommes et particulièrement sur les hommes maghrébins qui, pour des considérations culturelles, accaparent leur intérêt et notamment des célibataires d’entre elles. Najet sympathise d’abord avec Hassna, une Marocaine qui tient une garderie dans son sous-sol. Hassna est mariée à Said fonctionnaire dans un ministère. « Mon mari veut que je porte le voile et moi j’hésite » raconte-t-elle à Najet, à leur première rencontre, avant de poursuivre « il croit que c’est ainsi que je serais plus respectée par la communauté ». « Respectée par la communauté? » s’étonne Najet. »Tu veux rire, j’espère. Les gens d’ici ont, en général, une aversion pour le voile ». Hassna parlait plutôt des membres de la communauté maghrébine que son mari côtoie à Québec et notamment à la mosquée. Comprenant qu’elle cherchait son avis, Najet lui conseille de ne pas se laisser dicter, par son mari ni par qui que ce soit, sa façon de s’habiller. La discussion s’élargit à d’autres femmes présentes et prend l’allure d’un débat sur les relations de couples arabes et musulmans et sur les rapports hommes femmes.
On parle entre autres du nombre de plus en plus important des divorces dans la communauté. Des couples se désintègrent quelques années après leur arrivée au Québec. Chacune des femmes y va de ses arguments pour essayer d’expliquer les raisons qui sont derrière ce phénomène. Hassna croit qu’en général la faute incombe à la femme. »Elle arrive ici et découvre une société où les femmes ont tous les droits et elle perd la tête. Elle ne ménage pas la sensibilité de son mari et c’est ainsi que le respect s’en va. Je suis d’accord pour évoluer mais on peut le faire sans rompre avec ce que nous sommes, avec notre culture et nos traditions ». Ilhem, Algérienne, n’est pas du même avis. Célibataire à plus de trente ans, elle n’est pas pressée de trouver un mari. En fait, son seul désir c’est d’adopter un enfant. Elle en avait trouvé un en Algérie qu’elle espérait faire venir au Québec mais le gouvernement canadien ne reconnait pas le régime algérien de La Keffala, inspiré de la Chariaa, qui interdit l’adoption. Pour Ilhem, l’homme arabe ne doit pas avoir peur de voir la femme prendre plus de place et de se réaliser dans une société comme le Québec qui prône l’égalité des sexes. Elle s’indigne même du regard qu’on pose parfois, dans la communauté, sur les femmes arabes arrivées et/ou vivant seules et invite à décomplexer les questions de la sexualité. Selon elle, tant que « l’homme arabe continue d’accorder de l’importance à la virginité de la femme, on n’est pas sortis de l’auberge. C’est comme s’il avait confié quelque chose de précieux à la femme dont il faut prendre bien soin. Or, désolé, mon corps ne lui appartient pas. Il faut qu’il arrête de voir son honneur entre les cuisses de la femme. Son honneur, c’est son comportement à lui, ce sont ses propres actes et son apport à la collectivité qui peuvent lui permettre de le sauvegarder ».
Amina, d’origine marocaine, n’est pas loin de penser la même chose même si elle utiliserait des termes moins »crus » mais elle ne désespère pas de voir l’homme maghrébin évoluer et dépasser ses complexes. Elle veut croire en lui et en sa capacité d’opérer une mutation culturelle. Pourtant, quelques années auparavant, lassée de chercher la « bonne personne » parmi Oulad Lablad (les compatriotes) et encouragée par quelques cas d’unions réussies entre des femmes musulmanes et des Occidentaux, elle avait décidé d’explorer cette voie. Elle a cependant vite rompu avec un Québécois à peine quelques semaines après leur première rencontre. « Figurez-vous qu’il avait peur de ce que pourrait penser sa mère du fait que je ne mange pas de porc. J’avais beau lui expliquer que c’est interdit par ma religion, il ne saisissait pas ». Excédée de constater que l’homme qui l’intéresse ne puisse pas voir ce qu’elle était prête à affronter pour le fréquenter (sa famille, sa communauté et sa religion) alors que lui n’est pas capable de supporter le regard de sa mère sur une question insignifiante, elle mettra fin à leur relation tout en jurant de ne plus refaire ce genre d’expériences. Najet comprend sa déception mais l’invite à ne pas généraliser. « Ce n’est juste pas le bon gars pour toi ». Elle lui parle de quelques belles histoires de couples mixtes comme celle du couple de Richard Bergeron, chef du parti Projet Montréal, qui dit s’être « converti à l’islam par respect à ses beaux parents marocains » même si ni lui ni sa femme ne pratiquent. Elle ajoute que tout le monde peut avoir des préjugées mais partout il existe des personnes qui sont capables de les dépasser et d’avancer.
C’est dans ces échanges que ces femmes trouvent réconfort et que Najet oublie ses difficultés quotidiennes. Des difficultés qu’elle espère temporaires. Mieux, en écoutant les autres femmes raconter des tranches de leur vie et parler de leurs soucis, elle relativise ses propres tracas.
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