“Are you parking or are you leaving?”
Ou “licenciement, prise 2”. Je vous explique. J’ai été embauchée par une petite compagnie d’Ottawa alors que j’étais à 6000 km de leur plus proche bureau. Je devais être Office Manager pendant un an, avec un volet soutien au marketing, et après on verrait. J’arrive sur place, on me dit que je ne serai Office Manager que quelques semaines et on me susurre à l’oreille : “Madame JayJay, fini les niaiseries, nous on veut t’offrir une carrièèèère”. There is no such thing as a free lunch, pourtant, je le savais. Quelques semaines plus tard, on ne m’a toujours pas parlé des fabuleux projets qui devaient me tomber dessus comme la misère sur le pauvre monde, et j’ai l’inconfortable impression qu’on cherche à me pousser comme spécialiste de propositions. Il faut savoir qu’à Ottawa, le spécialiste de propositions vaut de l’or. L’activité principale des entreprises de la région, sous-traitant toutes avec le GoC (Government of Canada), consiste à répondre aux RFPs (Requests for Proposals). L’agencement des mots doit être très rusé puisqu’il faut parfois étirer la “vérité” pour vendre sa salade. Dans les domaines comme celui où je suis actuellement, il faut avoir des connaissances techniques très pointues. Souvent, ce sont des ingénieurs qui font ce job, ou des rédacteurs professionnels qui ont d’excellentes connaissances en ingénierie informatique.
Et moi, vague diplômée en sciences politiques, infographiste dans mon cœur, French mother tongue et fluente en English pour mes ex-employeurs parisiens, seul soutien financier de la famille de surcroît, je suis entrée dans la fosse aux lions avec toute ma bonne volonté et ma maladresse de météorite dans une boutique à Baccarat. J’en ai bavé. Une petite proposition à laquelle j’ai collaboré (avec une aide technique, il est vrai) a été acceptée, puis une autre – énorme, celle-là. Mais en bonne Française d’adoption que je suis devenue, je n’hésite pas à faire partager mes angoisses existentielles et mes questionnements à mon superviseur immédiat. Qui ne trouve finalement pas ça drôle car un matin, le boss me dit : “On est conscients de t’avoir fait déplacer de France. Alors on va te donner 2 ou 3 mois. Mais on va te demander de te chercher une autre job, parce que finalement tu n’es pas assez performante au niveau de la rédaction de propositions techniques en anglais”.
Ouch. Je sais bien que ce n’est pas une première dans l’humanité. Mais c’est la première fois qu’on me vire pour des raisons autres que des compressions budgétaires qui, de toute façon, touchaient au moins 2500 personnes. Les mots résonnent dans ma tête : “Pas assez performante, pas assez performante, pas assez performante”. Une gifle. Non, un autobus bondé de touristes qui s’en vont à Niagara Falls. Et puis la défensive qui prend le dessus. Intérieurement je marmonne : “Ben ouais hein, c’est-tu drôle un peu, je ne suis pas assez performante, vous prenez une infographiste parisienne, vous la garrochez chez les requins du gouvernement et vous lui demandez de rédiger des propositions en ingénierie informatique et en anglais, et vous vous dites que finalement, elle n’est pas si performante que ça, la pauvre nouille. That figures”. Mon boss : “C’est un peu de ta faute, tu aurais dû demander de l’aide”. Je me rappelle de tous les emails, toutes les questions, toutes les demandes de précision, qui sont restés sans réponse par mon superviseur qui a peut-être décidé il y a un bon moment déjà que je n’allais pas être assez performante. Je me fais des reproches. J’aurais dû faire ci, je n’aurais pas dû dire ça, j’aurais dû demander conseil à Machin, je n’aurais pas dû demander l’avis de Chose. Malgré mes efforts pour garder ma contenance, les larmes finissent par ruisseler sur mes joues. Je pense à mon mascara qui doit faire de beaux dégâts. Bah je m’en fous, mon boss me connaît depuis que j’ai deux ans, probablement. Il me parle de la dépression qui survient systématiquement chez les ex-expatriés. Il me dit qu’au gouvernement, on les briefait à ce sujet, on leur offrait du soutien psychologique, et que ce qui est difficile dans mon cas, c’est que je suis toute seule à devoir supporter ça, mais qu’il faut que je sache que c’est parfaitement normal d’éprouver ces affreux sentiments de déchirement perpétuel. Il me parle de ma situation familiale plutôt difficile et qu’il connaît, il me dit qu’il ne tiendrait jamais le coup à ma place. Les larmes coulent, coulent. Je pars chez moi.
Ma mère est follement inquiète et m’imagine déjà faire des danses à 10 piasses (pensée qui me réjouirait plutôt en ce moment si seulement on voulait considérer ma candidature, ce dont je doute). Mon frère se fâche avec moi et me dit qu’il n’aime pas mon attitude. Ironie du sort, mon banquier me dit “Madame JayJay, vous (il me vouvoie, cette fois) êtes enfin reconnue comme une vraie personne, on va vous donner une carte de crédit, et un beau prêt pour que tu (il s’est échappé) puisses acheter ton char”.
Le point positif, c’est qu’on se balade partout maintenant. Ikea, Loblaws, parcs, musées…. Je suis aussi heureuse que lorsque j’ai eu mon premier ordinateur. Rectification : mon premier modem. Je bosse le jour, je passe mes soirées à éplucher les annonces d’emploi et à personnaliser mon cv. Ce soir, je suis allée faire mes longueurs dans une piscine d’un club privé où nous avons pris un abonnement familial – j’avais un couloir à moi toute seule. Mes fils étaient heureux comme jamais.
Ottawa est une ville particulière, il faut le savoir. J’ai appris qu’il était normal, dans cette ville, d’être garroché dans un boulot sans trop de formation et sans trop de supervision. J’ai appris qu’il était désormais impossible d’obtenir un contrat dans la fonction publique, même temporaire, sans qu’une enquête de sécurité soit effectuée sur sa petite personne. L’enquête met un an environ, dans le cas d’un citoyen canadien qui aurait vécu à l’étranger. J’ai envoyé quinze fois ma candidature, dans le privé, dans le public, sans recevoir une seule réponse. Ça ne m’est jamais arrivé auparavant. Pourtant je suis probablement surqualifiée pour 10 de ces 15 candidatures.
Puis, un matin, réception d’un courriel d’un recruteur torontois qui a vu mon cv dans une banque de cv bien connue.. “Investment banking…. executive assistant…. variety of duties, professional environment…. $43 K…. ». Et LA question: “Are you willing to relocate…. in Montreal?”
Mourial!!! Ma ville. Mes vraies racines. Mon appart du Plateau avec les moulures et les planchers en bois francs. Mon bagel au saumon fumé. Mes tomates du Marché Jean-Talon. Mon Ogilvy’s chéri. Les filles qui sont tellement plus belles, les gars qui sont tellement plus fins. Mon école qui essaie d’être plus grande que la montagne. Mes souvenirs. La Catherine que je connais par cœur, même après six ans d’absence. Les francophones qui parlent si bien français comparé aux Gatinois…. Mon cœur flanche, vous le devinez.
Je passe le week-end à me poser la question. “Mourial, ou pas Mourial?”. Sage, mon Français me rappelle que ce n’est pas financièrement envisageable à l’heure actuelle de se lancer dans un deuxième déménagement. Pour nous changer les idées, nous allons au Musée des Enfants. Après avoir tournoyé 30 minutes pour trouver une place de parking, le préposé demande à mon mari : “Are you parking, or are you leaving, sir ?” Silence gênant. Le préposé aurait pu parler mandarin, mon mari aurait sans doute mieux compris que cette langue de Shakespeare qu’il s’obstine à ne même pas vouloir entendre.
Ce serait moins pire à Mourial, dis-je. “Oui, mais ici, le parc Machin est à 10 minutes”, dit mon Français. “Le Lac Chose est à 5 minutes. Les enfants s’habituent à la vie ici. On n’aura jamais le temps de parcourir toutes les pistes cyclables de la région tellement il y en a. C’est pépère, c’est ce qu’on voulait. Tu vas te trouver autre chose, ma JayJay, t’en fais pas. On va s’acheter des vélos. On va aller à la piscine tous les soirs si tu veux”.
Je vis au Québec, mais ça ne veut pas dire que j’ai renié la France. Je vis à Gatineau/Ottawa, mais ça ne veut pas dire que j’ai renié Montréal. Seulement il y a un temps pour les souvenirs et un temps pour les nouvelles expériences. « We’re parking ». Pour le moment, on se gare…. à Gatineau.
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