‘Caste-tête’
Voilà, je me suis réfugiée dans la cuisine. Seule. Enfin seule. Mais pas pour longtemps. La lumière est pourtant éteinte, mais il en faut beaucoup plus pour les berner. Je le sais mais je tente de gagner du temps, pitoyablement. Ils seront peut-être désorientés. Ils ne connaissent pas encore mes cachettes… Alors, je tente d’en profiter. Il faut que je vous dise certaines choses. Je dois me dépêcher et faire court…Car ils vont bientôt venir. Ils vont me retrouver. Je le sens, je le sais. Bientôt, il sera trop tard pour vous parler. Ils approchent, ils arrivent, ils sont là…
‘À la tienne, ma grande ! !’
‘À la tienne aussi, mon vieux ! Et ‘tchin’, ma vieille !’
Argh ! Qu’est-ce que je vous disais ! Voilà ce que c’est de recevoir ses meilleurs potes d’outre-flaque.
Seulement, et en toute logique, nous n’aurions jamais du nous connaître. C’est que nous ne jouons pas dans la même cour… D’ailleurs, ce n’est pas une cour qu’ils ont, c’est presque un parc avec une sublime maison plantée au milieu (enfin, pas vraiment au milieu, mais on ne va pas commencer à chipoter…). Chez nous, c’était plutôt de l’élevage de mauvaises herbes à gogo (ma seule réussite à l’heure actuelle en termes d’espaces verts sans le faire exprès et très jaune à cause de la sécheresse, ma p’tite dame). Vous voyez ce que je veux dire ?
Non ? Bon, je vous la refait (mais c’est bien parce que c’est vous). J’ai grandi au Québec en force (et pas toujours en sagesse), puis j’ai atterri en France à 15 ans pour découvrir un système social tout à fait différent et fort troublant pour moi… Aujourd’hui, de retour au Québec, la différence me parait encore plus flagrante. Ici, dans la Belle Province, le principe de caste n’est pas autant prépondérant. Je m’explique…
Notre point de chute (aïe) lors de notre retour en France était situé à l’ombre d’une célèbre cathédrale et baigné d’un breuvage alcoolisé à bulles, dans une ville dont je tairais le nom, de peur que vous la reconnaissiez. Je fus scolarisée dans un collège privé (de tout) où la première question qu’on me posa porta tout naturellement sur la profession de mon père. Comme celui-ci n’était pas propriétaire de vignes à bubulle et s’obstinait à ne pas vouloir travailler dans le domaine viticole, je fus classée dans la catégorie ‘pas intéressante’. Ainsi, lors des récréations, nous étions, moi et d’autres handicapés de la vie sociale, priés de rester entre nous, dans notre cour des miracles. Ce fut ma première (et non des moindres) confrontation avec le système de castes.
Inutile de vous dire que ça m’a fait tout drôle. Parce qu’icite, on se moque de tout ce fatras. Un directeur général peut avoir comme meilleur chum un employé de dépanneur. Ça ne choque personne. Le compte en banque n’entre pas non plus dans les critères de sélection. Les études sont un détail insignifiant. On se plaît ou non. That’s it. Et les ordres professionnels, me direz-vous ? Là, je parle d’amitié, pas de d’exercice de métier, que je vous répondrai. Et toc…
Tout mon babillage me rappelle désagréablement une saynète maintes fois vécue en France. A leur décharge (publique), je ne faisais rien qui pouvait aider mes interlocuteurs. Peu après la naissance de notre premier affreux, je dus démissionner de ma place de ‘pas-tout-à-fait-agent-de-la-fonction-publique-territoriale’ (comprenez, contractuelle, non pas pervenche, juste signataire d’un contrat de 5 ans). Bref, mes journées se calaient en fonction des becquées lactées du moufflet, m’octroyant ainsi l’étiquette de mère au foyer (ceci malgré l’absence obstinée de tout ce qui pouvait ressembler à une cheminée dans notre appartement). Aussi, et régulièrement, lors de rencontre avec d’autres bipèdes de notre espèces, s’ensuivait immanquablement la même scène :
‘Et vous faites quoi, dans la vie ?’
C’est à ce moment précis que toute ma naïveté, franchement niaiseuse à force de persister, éclatait dans un feu d’artifice formidable car je répondais franchement et sans fioriture:
‘Je m’occupe de notre fils.
Un phénomène étrange se produisait alors : je devenais transparente, à tel point que j’en vins à me demander pourquoi je persistais à être toujours aussi complexée par mes formes… euh… présentes. Je n’existais plus. C’est tout. J’étais reléguée dans les bas-fond du no man’s land social. Je lisais comme dans un livre ouvert (parce qu’un livre fermé, c’est quand même moins aisé), la terreur indicible de mon vis-à-vis (à défaut d’être mon égal) de me voir lui narrer avec force détails, les épisodes absolument palpitants du changement de couche ou l’impalpable suspens de l’attente du rototo. Comme si je n’avais que ça à dire… Aussi, je restais là en me demandant si je ne devrais pas me sortir une cigarette, histoire de me donner une contenance, à défaut d’avoir une consistance. Voilà comment je suis devenue fumeuse…
Mais le gag, le vrai, je l’ai vécu ici, dans cette Belle Province, mère-patrie des féministes de tout poil et néanmoins bien épilées. A une de mes voisines et fraîchement amie qui me posait cette satanée fameuse question, je voulus tricher un peu. Sans pose, et sans respirer je lui lançais dans une même phrase, en mâchouillant consciencieusement le début :
‘Je m’occupe de nos enfants et j’écris des petites chroniques pour un site internet spécialisé dans l’émigration des francophone en Amérique du Nord.’
‘C’est super ! T’as combien d’enfants ? Que des garçons ? Et ils ont quel âge ? C’est pas courant, comme prénoms ça ! C’est français ?’
Et patati, et patata… Et rien sur ma job… Vexée, la Scrogn… Va falloir que je remette au diapason, moé. Mais comme je suis un peu lente…
Ça m’a pris quand même plus de 10 ans pour assimiler le principe des castes à la française. Je pensais que tout ceci, avec l’âge, perdait du poids. Les enfants, entre eux, peuvent être d’une vacherie sans nom, mais après, ça se calme, non ? Et ben, non.
J’ai vécu parmi les plus belles années françaises lors de mes études dans une université bretonne. Nous étions une petite bande de copains dont le mot d’ordre était ‘on se bidonne, mais sérieusement’. Nos origines étaient diverses mais on s’en moquait outrageusement. Seulement, notre petit mélange semblait agacer un autre de mes condisciples. Après qu’il eut appris je ne sais comment, qu’on nous avions, lui et moi, certains vagues amis en commun, il m’avait demandé si je savais ce que faisait le père de ma colocataire et néanmoins très bonne copine. Ce petit infatué n’admettait pas que je puisse éprouver de l’amitié pour une fille de plombier (lequel n’avait pas hésité à nous sauver la vie et la chasse d’eau, un dimanche matin). Ce sinistre prétentieux refusait tout mélange et me reprochait d’entacher indirectement sa caste. Incroyable, non ?
On pourrait croire que ce mépris vient d’une certaine classe sociale. Grossière erreur ! Lors de ma période de fonction publique territoriale, je travaillais dans un service doté d’une secrétaire. Un jour que je devais foncer en réunion avec ma chef de service, je demandais bien poliment à cette mégère de l’administration de me mettre au propre un texte truffé de fautes et dont la mise en page aurait fait fuir un gamin de maternelle en mal de gribouillis.
‘Non, je ne le ferai pas. C’est hors de question.
‘Ah ? Euh… Pourquoi ?’
‘Parce que toi, tu as fais des études.
‘Ah !… Et c’est de ta faute ?’
Elle songeait à quoi ? Que j’étais devenue une pro de la sténo, une wonder woman de la frappe in subito, une maîtresse du traitement de texte, tout ça grâce à l’opération des saintes études ?
Puis entre nous, les études ne rendent pas intelligent. L’absence d’études non plus. Il semblerait que ça se sache plus ici que dans l’hexagone… De même que de ce côté-ci de la flaque, le patron n’est pas forcément (et par principe), une bête sanguinaire qui bouffe systématiquement de l’employé et de l’ouvrier pendant ses repas. Il y en a même qui sont humains, comme vous et moi. Ah, les salauds !
J’ai du me lever du pied pamphlétaire, ce matin…
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