« Cher pays de mon enfance ».
Le 6 juillet 2004.
Cher Timothée,
Il y a un an aujourd’hui que tu es né. On t’a bien espéré, le 24 juin, après une fête à la Délégation générale. Rien. Le 1er juillet on s’est tenus prêts. Toujours rien. Le 4 juillet, j’ai eu droit à un premier déclenchement, procédure très appréciée par les médecins français pendant les vacances d’été. Après une vaine dose d’ocytocine, on m’a renvoyée chez moi, affligée de contractions inefficaces. Deuxième déclenchement prévu ce 6 juillet, où là on n’y est pas allés avec le dos de la cuillère de la main morte. J’ai eu droit au gel sur le col, à la perfusion d’ocytocine et, ô calvaire, au décollement manuel des membranes. Ne me dites pas qu’une femme qui a subi ça ne peut pas s’engager dans l’infanterie après ça (pas que ce soit dans mes projets à court terme). J’étais là, dans la salle des naissances à Saint-Cloud, à hurler « Je veux prendre l’avion tout de suiiiite et aller accoucher au Québeeeeeeeeeec ». La sage-femme, mon adorable Peggy qui s’extasiait (avec charme, sans lourdeur) sur mon accent, m’y aurait volontiers accompagnée….
Je voulais le faire sans péridurale cette fois. La première fois, elle m’avait été imposée, pratique courante en France. J’avais donc changé de maternité pour toi. Anne-Cécile, sage-femme n° 2, m’a dit en me tenant la main : « Mais bien sûr, il est tout à fait possible d’avoir un déclenchement sans péridurale ». Au bout de sept heures, j’aurais rampé sous l’Atlantique pour voir un anesthésiste. La sage-femme estimait le travail restant à deux heures environ. « OK, je le veux maintenant, l’anesthésiste ». Ce fut chose faite. En maugréant, il installa son bidule. « Il faut compter une vingtaine de minutes avant de sentir les effets », dit-il en maugréant (tous les anesthésiste ne parlent qu’en maugréant, j’en suis persuadée). Sauf que…. en 5 minutes j’étais passée en dilatation maximum et il était temps de POUSSER !!!
Ne sachant plus trop où regarder entre la glace qu’on m’offrait, le médecin qui était là en cas de problème, deux sages-femmes, je me mis à fixer l’infirmière stagiaire qui m’avait timidement demandé d’assister à l’accouchement, son premier. Puis je la vis mettre ses mains au visage, comme pour étouffer ses larmes et atténuer l’émotion violente du spectacle, le plus merveilleux qui soit….
Ça y est, mon Timothée, tu es sorti, tu es là. Visqueux, gigotant, braillant…. magnifique. Je sanglote. Il paraît que tu me ressembles. Tu ne veux rien savoir de ton incubateur, tu ne veux que les bras de papa ou de maman. On t’y laisse. Je suis résolument contente d’avoir changé de maternité, où ça n’avait pas été possible pour ton grand frère, qui est avait dû rester dans son aquarium pendant deux heures. Mais ton insistance à vouloir nos bras laisse présager des mois difficiles, mon coquin….
Pourquoi est-ce que je leur raconte ça maintenant, dis-moi ? Parce qu’en ce jour de fête, j’ai beaucoup pensé à cette dernière année. À peine sortie de la maternité, que j’étais dans les cartons, dans la vente de nos affaires, dans la recherche d’emploi au Canada. Je souhaitais tant me consacrer à 100 % à toi, mon Timothée. Mais cette année n’aura pas été des plus faciles et c’est une maman souvent stressée dont tu as hérité.
Cela ne t’empêche pas de me décrocher des sourires absolument lumineux chaque fois que tu te tournes vers moi. Cela n’empêche pas ton frère d’avoir des mots si attendrissants que j’en pleurerais. J’en aurais pour des pages à leur raconter à quel point mon cœur chavire devant vos frimousses parfaites. Il m’arrive de ronchonner parce que je n’ai plus trop de temps pour moi. Pourtant je sais que je n’en ai pas pour très longtemps à devoir vous endormir dans mes bras. J’imagine qu’à 14 ans, si ce n’est pas avant, vous ferez une mine dégoûtée à l’idée d’être endormis au creux de mon épaule…. Non Timothée, ne le nie pas…. Je fonds d’amour à chaque « Tiens-moi la main » de ton frère, et à chaque bisou baveux que tu m’administres…. parce que je sais qu’ils ne sont qu’une trop brève phase.
Ton frère me parle souvent de « la ancienne maison », celle de Paris. Toi, tu ne l’auras connu que quatre mois, mais j’espère de tout cœur que nous arriverons à te faire connaître et aimer ton pays de naissance. Ton frère garde son accent français presque caricatural tant il est prononcé, mais nous savons que tu seras un « vrai » petit Québécois.
J’avoue qu’il y a des jours où je regrette de vous avoir obligé à quitter votre pays. La vie est parfois compliquée. Votre maman a souvent de grosses inquiétudes et doit gérer des problèmes qui n’existaient pas en France. J’espérais que la famille apprécierait notre retour, or je m’aperçois qu’ils ne le souhaitaient que dans la mesure où nous les soulagions d’un problème épineux. Notre aura d’exotisme a bien vite disparu après notre retour et nous nous retrouvons très seuls parfois.
Et lorsque ton grand frère, ce soir, m’a dit qu’il préférait « la ancienne maison », j’ai eu du mal à retenir mes larmes. Ce sont des choses qu’il faut se préparer à entendre lorsqu’on immigre avec des enfants, pourtant, peu importe leur âge. Les avantages sont cependant indéniables : j’arrive beaucoup plus tôt à la maison maintenant, je ne fais presque pas d’heures supplémentaires alors qu’elles étaient si fréquentes à Paris, souvenez-vous. Vos jouets peuvent traîner partout dans les 120 mètres carrés de la maison, sans qu’on ne doive se frayer un chemin précaire. D’accord, les dames de la pré-maternelle mettent le « tu » comme suffixe à chaque question, mais elles ont comme « projet éducatif » le développement de la confiance en soi et des relations avec les autres…. Vous ne connaîtrez pas les affres du passage du bac. Nous passons les fins de semaine à nous amuser, à faire du vélo, de la piscine, ou à jouer dans le jardin. Finis, les samedis passés à faire la queue chez Auchan. L’air est pur, le quartier est si paisible que Benjamin peut pratiquement traverser la rue seul, sous ma surveillance de maman-poule, bien sûr. Vous serez probablement bilingues, quoique, surprise encore, ton grand frère, qui a pourtant été en contact avec l’anglais dès la naissance, offre maintenant une résistance féroce pour le parler.
Il y avait plein de raisons pour revenir, pas toutes bonnes. Mais entre autres, je voulais une vie meilleure pour vous. Pour vous, j’ai choisi le Canada. Mais la France restera toujours une possibilité.
Peut-être déciderez-vous, un jour, que vous y êtes mieux. Je ne peux pas envisager en ce moment que vous vous exiliez à 6 000 kilomètres de moi. Mais au fond, je vous le dis en secret : ce qu’un parent souhaite, ultimement, c’est le bonheur de ses enfants. Bien sûr, je vous imagine déjà ingénieur et médecin. Mais au fond, je souhaite vraiment que vous soyez tout simplement heureux, sereins et que vous sachiez profiter de la vie et du moment présent. Si vous décidez un jour que votre vie est à Paris, à Delhi ou à Flin-Flon, Manitoba, je veux que vous sachiez que vous aurez mon aval.
En ce jour où tu es né, mon Timothée, il fallait que quelque part soit écrit, au crayon ou en pixels : « Je vous aime. Soyez heureux ».
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