Connaissez-vous Côte-des-neiges? C’est ce quartier situé en plein coeur de l’Île de Montréal. Il est traversé d’un bout à l’autre par le chemin qui porte le même nom. Il fait partie de l’arrondissement Côte-des-neiges – Notre-Dame-de-Grâce. Si vous habitez Montréal, vous savez de quel quartier je parle. Si vous n’y habitez pas, vous en saurez plus si ça vous intéresse en visitant ou en faisant des recherches. Mes prétentions géographiques s’arrêtent donc ici et je vais plutôt vous parler de notre vécu. Prenez-le pour ce qu’il est : un vécu personnel qui n’a aucune prétention de refléter la réalité objective.
Nous avons habité deux ans dans ce quartier. Quand je recherchais un logement, je ne savais pas grand-chose de ce quartier, ni d’aucun autre de Montréal d’ailleurs. Je voulais juste un endroit proche de l’Université de Montréal, du transport en commun, d’une école primaire et des épiceries. En plus, je cherchais à partir de Kigali, par amis interposés. Ils m’ont trouvé ce que je cherchais à Côte-des-neiges. Comme je ne connaissais pas Montréal à ce moment-là, j’aurais pu habiter à Outremont que ça n’aurait rien changé, pour autant que j’aie ce que je voulais comme services. J’étais loin de me douter que nous étions installés en plein milieu du quartier qui représente tout ce qu’il y a de paradoxal dans l’intégration des immigrants au Québec.
Vous rappelez-vous la voix de la belle madame qui vous a présenté le Québec lors de votre processus d’immigration? Ah! Oui, que c’était beau, vivre dans un coin de pays dont on connaît déjà la langue! On se disait que finalement, pour des francophones, cela nous faisait un moins dans la course d’obstacles qui nous attendait. Pourtant, quand on s’installe à Côte-des-neiges, on se rend compte que ce n’est pas la parlure québécoise qui va nous donner du fil à retordre mais plutôt ? l’anglais!
Voilà pour l’intégration linguistique. C’est là, à CDN, que les mots »multiethnique? et »multiculturel? prennent vraiment leur sens : 60 nationalités, plus de 100 langues maternelles et dialectes se côtoient. Comme il faut bien qu’on se parle, l’anglais est prédominant dans les échanges de tous les jours. Pour un adulte, francophone ou non, vivre à CDN, c’est donc vivre en anglais. S’il ne parle pas l’anglais, il est mieux de s’y mettre au plus tôt. Sinon il ne trouvera aucun emploi dans le coin, même minable. Ses parties de magasinage risquent aussi de tourner au vinaigre. Sorry, I don’t speak french! Que de fois j’ai entendu cette phrase dans les magasins! Au début, je faisais ma tête de mule. Désolée, je ne parle pas anglais non plus donc arrange-toi avec mon français et vite parce que je ne veux pas passer ma vie dans votre magasin! Mon obstination était souvent payante. Dans certains cas, non : même le boss ne parlait pas français, alors ? Au bout de quelques mois j’ai laissé tomber. Je n’avais pas de temps à perdre. Oh! Puis de quoi je me plaignais? Quand le voisinage m’offre la possibilité de pratiquer mon anglais gratis?
Vous aurez sans doute compris le fossé existant entre les enfants et les adultes sur le plan linguistique. Les jeunes apprennent le français à l’école et il n’est pas rare de voir un enfant de 7 ans qui est la seule personne qui parle français à la maison. C’est le cas de mon ex-petite voisine d’origine cambodgienne. Ses parents parlaient anglais mais la langue maternelle dominait à la maison. Papa travaillait en anglais. Maman restait à la maison avec fiston, trois ans. Fiston parlera uniquement la langue de sa mère jusqu’à six ans. À son entrée à l’école, il aura son premier contact avec le français. Ce qui fait que plus souvent qu’autrement, la fillette se retrouvait chez nous pour ses devoirs, puisqu’elle était dans la même classe que ma fille. Et presque toutes les familles voisines étaient ainsi. Je suis donc devenue, bien malgré moi, la Maman-Devoirs de l’immeuble. Lors du recensement de 2006, j’ai dû me taper une bonne douzaine de formulaires à remplir. Je vous garantis une bonne partie de plaisir à déchiffrer des centaines de noms issus de dix dialectes différents d’Asie, du Pakistan au Laos en passant par le Bangladesh?
Par quel processus ce quartier est-il devenu anglophone? Car voyez-vous, d’après le peu que j’ai lu, CDN était un quartier 100% français il y a juste un siècle. Il paraît que les anglos l’appelaient le little french village. On y retrouve des éléments importants de la culture francophone comme l’Oratoire Saint-Joseph, l’Université de Montréal, le cimetière Notre-Dame des Neiges, etc. Par une transformation progressive du tissu social, le quartier est devenu ce qu’il est aujourd’hui. Il ne faut pourtant pas s’y méprendre : ce n’est pas faute de volonté pour franciser les immigrants, loin de là. Il y a un nombre incroyable d’organismes communautaires établis dans ce quartier pour aider les immigrants. La plupart offrent des cours de francisation. Mais j’ai un doute sérieux sur l’efficacité des cours de français dans un quartier qui permet de ne pas avoir besoin du tout du français. L’immigrant allophone qui habite CDN parle sa langue maternelle en famille et l’anglais dans les magasins ou dans la rue. S’il a une chance de décrocher une job qui exige qu’il parle français, il pratiquera son français. S’il décroche une job en anglais, il perdra son tout nouveau vocabulaire. Quant à l’immigrant francophone – et ils sont assez nombreux à CDN – il finit par apprendre l’anglais et à l’utiliser. De fait, à CDN, quand on s’adresse à un inconnu, l’anglais vient comme un automatisme. Des fois ça m’agaçait. D’autres fois, j’ai partagé des fous rires avec de purs inconnus en constatant que la personne venait du Liban ou du Mali?
L’intégration linguistique à l’anglais au Québec constitue cependant une moindre bizarrerie quand on la compare avec l’intégration sociale. CDN n’est pas un ghetto à proprement parler (dans son acception sociologique ou anthropologique). Mais il en a des aspects. Il y a des rues où n’habitent que les Juifs. Des immeubles de Vietnamiens ou Cambodgiens ou Haïtiens. Des magasins halal, kasher, indiens, pakistanais, sri-lankais, des cosmétiques africains, des organismes communautaires uniques pour les Philipinnos ou les Chinois, des quantités de choses pour les Juifs (synagogues, une école, un hôpital, un CHSLD) et même des magazines et autres publications en langue tamoule, hindi, etc. On peut passer toute sa vie là, sans jamais manger un mets québécois. Sans jamais savoir ce que c’est un sirop d’érable. Il y a des aliments « ethniques » pour tous les goûts, à des prix qui défient toute concurrence d’ailleurs. Tout cela est bien et ne pose pas de problème, du moins en ce qui me concerne. Ça existe d’ailleurs dans d’autres quartiers de Montréal. C’est quand cela se conjugue avec un désintérêt total, je dis bien total, de la chose québécoise quelle qu’elle soit – actualité, politique, économie, etc. que ça vient me chercher.
Aller à CDN et arrêtez une personne dans la rue. Demandez-lui quel est, pour lui, l’événement qui aura marqué l’année 2007, n’importe lequel. Ou de nommer une personnalité politique du Québec. Ou un film québécois sorti cette année. Ou les effets de la montée du huard sur notre économie. Je vous parie ce que vous voulez que la réponse « I don’t now » occupera 75% de vos réponses!
Il existe aussi une drôle de dynamique sociale à CDN. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un quartier pauvre, un des plus pauvres du Québec. Les gens sont trop occupés à survivre dans un nouveau pays et les débuts étant ce qu’ils sont, ils investissent beaucoup d’énergie là-dedans. Ils vivent dans leur bulle en quelque sorte. Et j’ai parfois pensé que même l’administration municipale considérait ce quartier comme un quartier « à part ». Je me demandais si l’inspection alimentaire passait jamais dans le coin, étant donné que certains magasins ne se distinguent pas par leur devanture mais bien par ? les odeurs. La salubrité des immeubles a fait la manchette il y a quelques mois. Le déneigement des rues arrive par là presque toujours en dernier. Quand les cols bleus ont fait leur grève stupide en période de verglas en 2005, nous avons passé deux semaines à ne pas s’aventurer sur les trottoirs. Si vous pensiez que le déneigement après la tempête est lent dans votre quartier, je ne sais pas ce que vous diriez si vous habitiez CDN. Les contractuels qui ramassent les ordures ne se gênent pas pour en répandre une bonne quantité dans la rue. Mais il faut reconnaître aussi que les habitants ne sont pas non plus des modèles de propreté : les odeurs des magasins, la salubrité des immeubles, l’état des rues conjugué au coup de main bien volontiers des écureuils en témoignent? Quant aux médias, ils accordent autant d’attention à CDN qu’aux autochtones : quand il y a un événement tragique, ils en parlent, autrement, silence radio. On s’en fout!
Il faut compter aussi sur la distance culturelle pour ne rien arranger. Les habitants de CDN constituent une mosaïque ethno-culturelle et contrairement aux idées reçues, ce n’est pas toujours facile à vivre. Par exemple, mes enfants ont connu des centaines d’insultes racistes à CDN, aussi bien à l’école que dans le voisinage, alors qu’à Québec où ils sont très minoritaires personne ne les insulte pour la couleur de leur peau. Je ne suis pas au courant des circonstances qui ont poussé les « pure laine » à quitter ce quartier et à le laisser aux immigrants. Toujours est-il qu’ils sont partis ailleurs, un peu plus loin.
Quant aux immigrants de CDN, même avec la meilleure volonté du monde, ils ne comprennent pas toujours les « pure laine ». Comment saisir en quelques mois les tenants et les aboutissants des dossiers qui sont vieilles de tant d’années, comme les relations franco-anglos, Blancs-Indiens, souverainistes-fédéralistes? Puis, de toute façon, ils ne se sentent pas concernés par le sort de ces gens dont ils ignorent tout, qu’ils ne voient même pas. Des forestiers de l’Abitibi qui perdent leurs emplois? Une usine qui ferme à Donnaconna? Des inondations en Gaspésie? Bof! C’est comme si ces deux groupes habitaient dans deux pays différents. De purs étrangers les uns pour les autres. Comment peut-on développer un sentiment d’appartenance et de solidarité avec le peuple québécois, en vivant ce qu’on vit à CDN? Comment s’identifier à lui?
Moi, qui ai vécu deux ans à CDN, je ne me suis jamais sentie Québécoise pendant tout ce temps. Je parle d’appartenance, d’attachement, d’une affaire de c?ur et de tripes. Pas de résident du Québec à titre de l’impôt. Les affaires du Québec m’intéressaient peu et ne faisaient qu’effleurer ma routine quotidienne faite de jobines, de cours et de famille. Je n’avais ni le goût, ni le temps, de me lancer dans des réflexions philosophiques sur le sens profond de mon immigration. D’ailleurs, je commençais à douter sérieusement de mon avenir ici, puisqu’on me refusait le seul accommodement raisonnable que je demandais ici : un emploi digne. Si Trudeau m’avait connu, il aurait été sacrément fier de la personne que j’étais : quelqu’un qui vit au Canada, pense Canada coast to coast, mange ethnique, parle sa langue maternelle et fréquente sa communauté. Surtout quelqu’un qui se fichait pas mal des tribulations identitaires des Québécois. Assez paradoxalement, il m’a fallu déménager à Loretteville, où nous sommes quelques familles immigrantes dans un rayon de 10 km2 pour me sentir partie prenante de l’avenir de ce pays. Pour me sentir Québécoise. Pour trouver que Trudeau, finalement, était un abruti fini. Désolée pour ceux qui l’admirent mais à mon avis, il n’a rendu service ni au Canada, ni au Québec.
Savez-vous ce que j’ai pensé quand Gérard Tremblay a paradé devant la Commission Bouchard et Taylor pour vanter la réussite du modèle montréalais d’intégration? La première pensée qui m’est passé par la tête est : BULLSHIT! Franchement, à sa place, je ne vanterais pas mon modèle d’intégration si ma ville comptait des quartiers comme CDN et Saint-Michel. Puis je me suis demandé : mais que ferais-je si j’étais à sa place. Une chance que je n’y suis pas et que je n’y serai jamais. Je vous lance donc des questions à vous : que pensez-vous du modèle d’intégration des quartiers comme CDN? Que pensez-vous de l’avenir dans ces quartiers? Et que feriez-vous si vous étiez Gérard Tremblay?
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