Des crevettes et du cantaloup
J’ai quatre ans, je suis assise sur le comptoir de la cuisine. Mon père décortique des crevettes. Ma mère prépare les pâtisseries de Noël. Mon père me file une crevette pour trois crevettes décortiquées, en rigolant. Je suis secrètement triomphante de mon frangin qui n’aime pas les fruits de mer.
Cette nuit-là, je serai tellement malade que j’attendrai bien quinze ans avant de remanger des crevettes. Un jour de fête, Noël sans doute, j’ai presque 20 ans, mon père nous sert dans des coupes en cristal un cocktail de crevettes, boules de cantaloup, sauce spéciale et très secrète. Il se démène tellement, papa, pendant les fêtes, que je n’ai pas le cœur de lui refuser ça. Et puis si je refuse, il va tonitruer : «T’es née sur la Côte-Nord, baptême». (D’être né sur la Côte-Nord nous interdit de ne pas aimer les fruits de mer). Il s’exaspère comiquement contre mon frère et moi et traite notre intolérance aux pétoncles de «psychologique». Il nous fait cependant la gentille diplomatie de ne pas nous en servir pendant les fêtes.
Me voilà en train de vous raconter ça alors que je suis complètement désemparée par l’ampleur de la tâche qui consiste à préparer les festivités de Noël. «T’inquiète», m’a dit mon amie, «tes cadeaux sont achetés». Et puis de toute façon, on a juré de ne s’en tenir qu’à un cadeau par enfant cette année.
Mais dans mes traditions familiales, Noël dépasse beaucoup le simple échange de cadeaux. Les plus ambitieux commencent à le préparer dès septembre par la confection, chaque fin de semaine pendant quatre mois, d’une fournée de petits gâteaux, avec comme résultat visé seize sortes de gâteaux, au moins. Truffes, sablés, carrés, pain d’épices, gâteau aux fruits confits macéré au cognac, etc. Les moissons de septembre sont également l’occasion de rivaliser de perfection en préparant ketchups aux fruits, betteraves marinées, légumes marinés, confiture d’oignons au cassis. Mais on ne rigole plus lorsque les jours plus froids nous donnent le signal de passer aux choses sérieuses : tourtière (une tourte faite de porc et de veau haché), ragoût de boulettes et de « pattes de porc » à la farine grillée, cipâte (une tourte qui cache sept viandes différentes, marinées). Évidemment la honte pèse sur la famille entière au moindre produit transformé acheté «tout fait» au supermarché. Comme on aime se compliquer les choses, un ménage de pré-printemps s’impose. Et à travers tout ça, le reste de la vie : faire les comptes, bosser quelques heures supplémentaires (elles ont le don d’arriver au moment où on en a le moins besoin), etc. Noël, c’est ben stressant !
Et si j’osais sortir de la rectitude morale pour vous avouer que les fêtes me gonflent, est-ce que vous m’en voudriez ? Depuis le 25 novembre, à la radio qu’on nous impose au boulot, c’est non-stop chansons de Noël. Et ce sont en général loin des meilleures interprétations (je les aime très classiques, personnellement). «Minuit, Chrétiens» par Mario «Trémolo» Pelchat, laissez donc faire. Je suis exaspérée par tout le marketing qui entoure cette fête. Je ne prétends pas en être exempte, ayant été vue au magasin à rayon du coin, m’extasiant sur la belle nappe dorée 10 % off et la belle vaisselle de Noël et le torchon aux motifs de bonshommes de neige et….
Bref. Je me sens comme le schtroumpf grognon, mais l’idée des fêtes me stresse et me cause des gargouillis émotifs pas nécessairement agréables.
Noël me plonge dans une nostalgie un peu amère. Est-ce l’innocence de l’enfance qui rendait ces Noëls si féeriques? Pour calmer mon impatience, je me recueillais sous l’arbre, devant la crèche, entre mon chien et mon chat. Mon chien qui n’attendait que mon absence pour empoigner un personnage de la crèche et l’emmener, euphorique, à ma mère, dans une chasse imaginaire couronnée d’une victoire à la Pyrrhus. Mon chat qui se faufilait sous l’arbre dans toute sa grâce, suivi du chien un peu balourd qui réussissait en général à le faire tomber, pour se sauver tout penaud, et rester invisible pendant au moins 30 minutes. Les odeurs de farine grillée qui parfois souffrait d’avoir été oubliée 30 secondes de trop dans le four. La messe de minuit où on se rendait à pied, avec un peu de chance sous une neige soyeuse, espérant que nos manteaux ne sentiraient pas trop…. la farine grillée. La chair de poule devant le « Minuit, Chrétiens » qui annonçait l’heure solennelle de la commémoration d’une naissance importante pour nous, et le début des festivités et des cadeaux.
Mais, comme dans bien des familles, l’âge nous fera comprendre que Noël apporte aussi son lot de petits malheurs. D’abord, la réalisation de faire partie de cette petite portion de la terre très privilégiée – l’une des grandes tristesses auxquelles nous faisons face au sortir de l’enfance. La rancœur, les rivalités, les petites mesquineries familiales latentes qui deviennent soudainement très apparentes. Le déchirement de ne pas pouvoir être à deux endroits à la fois.
Et l’éloignement. Souvent bienfaisant, même s’il est, le soir du réveillon, parfois synonyme de culpabilité. Culpabilité de ne pas pouvoir être à…. TROIS endroits à la fois.
On ne s’en sort pas avec nos histoires de familles, entières, divisées ou recomposées…. il faudrait avoir la faculté de se diviser en dix pour contenter tout le monde.
Et c’est à nous de tout organiser maintenant. On prend ainsi la mesure de l’œuvre de ceux qui nous ont précédés et on se demande comment ils y arrivaient.
Quinze ans plus tôt, je ricane parce que mon père a eu cette énième folie. Il a acheté une terre, avec une maison ancestrale, une magnifique piscine. Les oies, les canards font leur chemin partout. Y compris dans la piscine, l’été. Quand il sert la pintade, je demande tout haut : «C’est qui, celle-là ?» et ma belle-mère me fait signe de me taire, devant les enfants. Au moins Babette n’est pas au menu. Babette, c’est le charmant cochon (qu’on a soupçonnée d’être une femelle) dotée d’une hernie très seyante. On a pitié de Babette et mon père décide toujours de l’épargner. Elle fait donc partie de l’aristocratie de la ferme, aux côtés du labrador et des chats.
Malgré la distance qui nous a souvent séparés, malgré la froideur et la jalousie des uns et des autres, mon père se décarcasse pour nous faire la fête et nous rappeler les traditions. Le ragoût de pattes est cuisiné avec une farine très grillée; la sauce en sera presque noire et même amère. Mon père a appris de sa mère qui, lorsqu’elle s’installait devant la cuisinière pour griller sa farine, en profitait pour jaser au téléphone avec sa sœur. Selon la cuisson de la farine, le ragoût sera plus ou moins foncé, plus ou moins liquide. Chaque année deux écoles de pensée s’affrontent. «Veux-tu le ragoût noir ou beige cette année ?». Et voilà qu’on débat sur la quantité de muscade à mettre dans la tourtière et la présence ou non de carottes et de navets dans le ragoût. Les choses essentielles, quoi.
Plus important, aux fêtes, mon père fait une trêve. Il sait bien en ce qui concerne les mesquineries le reste de l’année, mais ce soir c’est la fête des enfants et de ceux qui l’ont été. Ce sera également la fête de ceux qui n’ont pas de famille et que mon père invite avec ce grand cœur qu’il a souvent. Je redécouvre le bonheur des crevettes. Et les petits sont fascinés par ces cocktails servis dans des verres en cristal. Mon père et sa sœur se taquinent férocement. Mon père chahute avec ses petits-enfants. Nous sommes un peu gênés de nous retrouver là avec ce passé qui nous hante, nous ne nous connaissons pas vraiment malgré que nous partageons presque le même sang. Nous avons désappris la fête et c’est notre père qui doit malhabilement nous rappeler comment faire, en nous séduisant avec ces plats qu’il a inventés, préparés, avec amour.
Je sais que s’il était là, ses yeux brilleraient presque amoureusement devant ses petits-fils.
Il les prendrait dans ses bras et les ferait virevolter et j’aurais une confiance absolue en sa force, pour être passée par les mêmes douces tortures. Les enfants riraient hystériquement et boiraient leur cocktail servi dans un verre d’apparat, fascinés. Cette célébration serait l’occasion d’une trêve et pour cela, je l’admire de ce que je ne suis pas capable de faire moi-même.
Même si je suis une victime joyeusement consentante du marketing festif, même si les enfants auront beaucoup plus qu’un cadeau chacun sous l’arbre, j’ai compris que Noël représentait plus qu’un échange de cadeaux. C’est une célébration pour marquer une pause, pour nous rappeler certaines traditions, pour honorer les enfants…. et ceux qui l’ont été.
Je retourne à ma liste de choses à faire (mousse au concombre, terrine aux deux saumons, koulibiac de saumon, crevettes au cantaloup, sauce spéciale et très secrète….) en vous souhaitant de très joyeuses fêtes, grands et petits enfants.
(Cette chronique est dédiée à une exilée qui aurait souhaité ne pas l’être et qui a bien de la peine en ce moment. Elle est dédiée aux trêves que je devrais faire. Elle est dédiée à ceux qui sont disparus de nos vies terrestres. Elle est dédiée à Paul qui n’est pas encore complètement disparu).
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