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Dimsum, falafels et samosas

Vous ne vous en êtes peut-être pas rendus compte, mais mon collègue O’Hana (qui m’a savamment «out-scoopée» la semaine dernière en causant de multiculturalisme), s’était bien renseigné. En 3040 mots, il a survolé l’essentiel d’une bibliographie de six pages à simple interligne du cours «Canada 101» : Trudeau et ses réflexions sur les valeurs d’une société juste, McRoberts et les tentatives d’évitement du Canada anglais face au Québec, Erasmus et les espoirs déçus des autochtones, Hannah Arendt et les différents modèles d’intégration de l’immigration….

La politique au Canada, c’est «A mari usque ad mare». C’est vrai qu’on a l’air de rien comme ça, avec notre réputation de chantres du consensus, de notre petite vie sans histoire (ou du moins si courte) et de notre résignation apparente aux aléas de la condition humaine. Vous serez peut-être surpris d’apprendre que notre statu quo actuel est pourtant le résultat d’intenses discussions, d’une mer à l’autre, d’un siècle à l’autre.

Pour plusieurs observateurs nostalgiques de la vie politique, discuter, ça fait «tache». Ça empêche de se donner l’impression d’agir lorsqu’on tourne en rond. Pire, jaser serait un frein à l’économie (comme si la politique et l’économie ne pouvaient pas vivre parallèlement). Et puis ce n’est pas bon pour notre réputation. Plus ou moins secrètement, les Canadiens portent un béret bleu sur la tête. Que dit la blague, donc ?
– Que réplique un Canadien lorsqu’il se fait marcher sur le pied?
– «Oh, excusez-moi».

Le Canadien moyen assume mal ses talents d’ergoteur. Pour peu qu’on le culpabilise d’oser une opinion et quelques arguments, il se retranche dans l’absolue nécessité du consensus.

Heureusement, d’autres observateurs ont voyagé, avec un peu de chance, en France. Ils ont compris que vétiller n’est pas une tragédie, c’est un élément du programme de l’Éducation nationale!

Main dans la main avec la politique, un autre concept fait également son chemin, il s’agit du branding national, thème traité par L’Expansion il y a quelques années et repris par La Presse la semaine dernière. Le branding, c’est ce qui entoure la stratégie d’une marque et qui lui permettra de se différencier de la concurrence et de fidéliser la clientèle. Autrefois réservé aux produits, le branding étend son influence jusqu’aux nations qui cherchent à vendre leur salade à l’étranger…. comme dans le marché domestique.

Le gouvernement fédéral avait un problème qui s’appelait le Québec. Le Québec et ses revendications de société distincte, notamment. Suite à la chronique de O’Hana, l’un de vous a suggéré une formalisation de la culture québécoise. On y avait pensé. Cette formalisation était incarnée par la revendication du statut de société distincte lors des accords constitutionnels qui se sont noyés dans le fameux lac Meech. C’est une broutille qui sera, tant que nous serons, niée par Ottawa, à cause des dangers qu’elle représente sur le plan constitutionnel et sur le plan du partage des compétences.

Michel Vastel faisait remarquer à Infoman la semaine dernière que si l’ancien Premier ministre Trudeau avait encore été là, il aurait sûrement renvoyé chez lui l’ambassadeur des Etats-Unis au Canada, Paul Celluci à cause de son interventionnisme impertinent dans les affaires canadiennes. M. Celluci a, en effet, été recalé plusieurs fois en «Diplomatie 101». Mais Paul Martin n’est pas un nationaliste, lui.

Demandez aux Canadiens qui fut le Premier ministre le plus nationaliste? Trudeau, vous répondront-ils. Trudeau était pourtant un anti-nationaliste acharné lorsqu’il s’agissait du Québec, ironie que n’a pas manqué de noter Kenneth McRoberts, politologue à l’Université York. Selon McRoberts, Trudeau a effectivement instauré le bilinguisme officiel, mais dans le but plus ou moins caché d’occire le nationalisme québécois, qui déjà revendiquait un statut spécial. Le bilinguisme permettait ainsi l’annulation des prétentions du Québec à un caractère distinct, puisque le Canada deviendrait, par son caractère francophone, aussi distinct que le Québec. La présence francophone à l’extérieur du Québec a pourtant continué de décliner. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Conseil du Trésor qui le répète chaque année. Dans l’esprit des Canadiens du RoC, aucune raison ne justifie que le fédéralisme protège l’égalité des langues. La position d’Ottawa a séparé le Québec et le Canada-anglais, selon McRoberts.

Trudeau, dans un moment de générosité stratégique, est allé plus loin que le bilinguisme. En établissant que le Canada était formé d’une mosaïque de communautés culturelles, il défaisait du coup les aspirations québécoises fondées sur l’unicité du Québec. Le Canada n’était pas l’œuvre de deux peuples fondateurs, ni même de trois peuples fondateurs (en supposant qu’on comptabilise les autochtones), mais d’une multitude de peuples fondateurs. Les anglophones n’y risquaient pas grand-chose. Voilà le Canada, «brandé» société composée de communautés ethniques (sous-entendu: dont la plus importante est la communauté anglo-saxonne).

Les manifestations de ce concept sont nombreuses et s’étendent même au-delà de nos frontières. Quels sont les mots-clés associés au Canada ? Céline Dion, castor, bérets bleus, multiculturalisme, je parie. Au Parlement à Ottawa l’été dernier, on pouvait assister à un spectacle sons et lumières illustrant ce concept de multiculturalisme. Assaisonné de témoignages de Canadiens exprimant avec moult accents leur perception du Canada, arrosé des blagues classiques sur l’hiver dont on ne se lasse jamais (?). Assez bien fait, on aurait cru à une pub de «United Colours of Benetton».

Quelques mois avant, on pouvait assister à une exposition sur l’immigration italienne au Musée canadien des civilisations à Gatineau. Quelques années auparavant, des artistes d’origine arabe étaient en vedette. Le multiculturalisme a toutes sortes d’implications, notamment à travers une foultitude de programmes offerts par le ministère responsable du multiculturalisme : le Mois de l’histoire des Noirs, le Mois du patrimoine asiatique, le Plan d’action canadien contre le racisme.

La rectitude politique, on l’a intégrée. On a même remplacé l’expression «discrimination positive» qui était déjà un euphémisme. En effet, comment voulez-vous vendre la discrimination, aussi positive soit-elle? On l’a donc renommée «équité». Venez faire un tour à Ottawa. Toutes les offres d’emploi contiennent ce mot, équité. Pour faire affaire avec les gouvernements, les entreprises doivent obligatoirement se doter d’un programme d’équité. Femmes, autochtones, minorités visibles…. C’est aussi ça, le multiculturalisme. C’est en effet plus qu’une balade dans le quartier chinois, pour paraphraser mon collègue O’Hana, plus que le sourire d’une jolie Vietnamienne sur un document de la RAMQ, plus qu’un «Salon des saveurs» où on peut s’enfiler un dimsum derrière un falafel et suivi d’un samosa (et tant pis pour votre estomac).

Lentement, on a pris conscience que le multiculturalisme remet en question certaines de nos valeurs et de nos prérogatives. Mes ancêtres sont là depuis 1535. Ma voix compte-t-elle plus que celle de ceux qui sont arrivés il y a un mois? Peut-être, car vous n’êtes pas encore citoyens. Et alors, votre voix comptera-t-elle autant que la mienne? Si je réponds non, cela signifie la perte de mes privilèges au profit de mes concitoyens autochtones qui sont là depuis des millénaires. Qui a préséance?

Sur ce forum, plus d’une fois nous avons constaté l’existence inexprimée d’une sorte de hiérarchie établissant des droits lors de la discussion. J’ai entendu des gens, interloqués, me dire: «Mais pourquoi nous interdis-tu de critiquer? Tu m’as dit toi-même la même chose par MP la semaine dernière….». Un résident permanent n’a pas la même influence qu’un citoyen. Un touriste n’a pas la même influence qu’un résident permanent. Ça nous paraît normal. Mais un citoyen de naissance compte-t-il plus qu’un citoyen naturalisé? Une connaissance, Canadienne naturalisée, m’a raconté un jour sa lassitude de devoir prouver plus que les autres qu’elle est Canadienne. J’avoue avoir ressenti la même lassitude lorsque l’école de mon fils m’a demandé son Certificat de sélection du Québec…. et le mien, comble d’ironie (pour les néophytes, nous sommes tous les deux Canadiens et n’avons donc pas de CSQ). Un citoyen de naissance qui aurait commis l’offense de s’expatrier plusieurs années («les infidèles», dont je suis) n’a pas la même voix qu’un citoyen de naissance qui n’aurait jamais quitté the home and native land plus de deux semaines consécutives. Vous savez, le coup du «T’as qu’à retourner en France si on n’est pas assez bons pour toi», on y a aussi droit, parfois. Ça fait tout drôle la première fois, puis on apprend l’humilité et la discrétion. Il ne s’agit pas de nous cacher, il s’agit simplement d’accepter que notre propre intégration, ou réintégration, n’est pas aussi rapide que la digestion d’une poutine.

Puisque je cite ci-dessus notre hymne national, je vous rappelle son introduction : «O Canada, Terre de nos aïeux, Ton front est ceint de fleurons glorieux (etc.)». Et en anglais : «O Canada! Our home and native land! True patriot love in all thy sons command (etc)». Proclamé hymne officiel en 1980, bien après la promulgation de la loi sur le multiculturalisme, notre hymne a été écrit 100 ans plus tôt et ne respecte pas les critères de rectitude politique. Cette terre n’est pas celle de vos aïeux, ce pays n’est pas votre «native land». Mais supposons que ce soit une vétille….

…. Il reste que le multiculturalisme comporte des implications moins farfelues. Les plus clichés sont les «problèmes» religieux, tels que le port du kirpan dans les écoles et chez les agents de la Gendarmerie royale; la question du voile, la création de tribunaux civils islamiques en Ontario, les subventions de l’État québécois aux écoles privées juives. Il peut y avoir aussi des conceptions politiques différentes; n’a-t-on jamais entendu des Français se dire plus revendicateurs, plus progressistes, et s’étonner du désintéressement apparent des Canadiens de la vie politique? Sur le plan éducationnel, également: comment réagit un instituteur vis-à-vis d’un parent qui éduque ses enfants par la punition corporelle? Doit-il les dénoncer à la Direction de la protection de la jeunesse? Doit-il «éduquer» le parent (et risquer lui-même la punition corporelle)? Doit-il se taire? Certains immigrants de langue française m’ont fait part de leur inquiétude puisque dans plusieurs écoles maternelles, à Montréal notamment, la priorité est canalisée sur l’enseignement du français langue seconde aux immigrants non francophones, d’où une impression d’injustice pour les francophones qui se sentent parfois laissés pour compte.

Les questions abondent. L’énigme reste entière. Débattre, dans une démocratie, est un droit inaliénable. Dans une société multiculturelle, il est un devoir indispensable.

Et je termine sagement sur cette citation d’Hannah Arendt reprise par Jean-Pierre Obin et Annette Obin-Coulon : «Chaque culture particulière fait raisonner quelque chose de l’universel, sans qu’aucune ne puisse prétendre seule à l’universalité».

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Écrit par
JayJay

Née sur la Côte-Nord québécoise et Montréalaise dans son coeur, JayJay a immigré en France en 1997 pour des raisons professionnelles mais surtout par amour pour un Français. Après un mariage et la naissance de deux petits franco-canadiens en 2000 et 2003, la petite famille a quitté Paris pour s'installer au Québec.

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