Les Deux Solitudes
par Tof le 21/4
Les Deux Solitudes
J’aurais pu vous parler du printemps qui est définitivement installé à Montréal. J’aurais également pu vous parler de ma façon de percevoir les récents « mouvements sociaux » en France, maintenant que je suis installé au Québec depuis bientôt deux ans. J’aurais aussi pu vous parler de mon premier mois sans tabac, ou de beaucoup d’autres sujets qui me viennent à l’esprit mais qui ne sont pas vraiment ou même pas du tout en rapport avec l’immigration. Mais comme justement, cela fait bientôt deux ans que je suis à Montréal, j’ai eu envie de vous parler de mon interprétation de ce que la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (la Commission Laurendeau-Dunton) avait appelé en 1963 « les deux solitudes », ou encore les « deux scorpions dans la même bouteille » selon René Lévesque un peu plus tard. Je ne me perdrai pas dans des explications historiques sans queue ni tête, je préfère laisser ce soin aux spécialistes en la matière. Mais je peux partager avec vous certaines anecdotes que j’ai vécues ici et que je continue de vivre au jour le jour.
Ceux qui me lisent et m’ont lu sur le forum ou mon blog, savent déjà qu’il ne faut pas me demander « Alors, c’est comment le Canada??? » Je me dois de corriger mon interlocuteur… mes oreilles sifflent. « Tu veux dire… au Québec? Oui oh… tu m’as compris… » Nous sommes, je suis installé au Québec, à Montréal, un peu à l’ouest du Boulevard Saint Laurent et dans quelques mois de nouveau à l’est de Saint-Laurent. Le Canada? Oui, forcément, je connais. D’ailleurs, moi qui travaille toute la semaine en compagnie d’anglophones exclusivement, j’ai coutume de dire que je fais des milliers de kilomètres chaque semaine pour aller travailler. Je vais au Canada chaque matin, et je reviens au Québec chaque soir. La fin de semaine, je suis au Québec à temps plein. Bon, je vois déjà des yeux s’écarquiller et des sourcils se froncer… je m’explique, avec du vécu en guise d’exemples. J’ai en effet la très nette impression que les anglophones et les francophones de Montréal ne vivent pas dans le même pays. (Je ne sais pas vraiment comment ça se passe ailleurs au Québec donc je ne parlerais que de Montréal.)
Il y a plusieurs mois, en plein pétage de plomb chronique au travail, je me lève d’un coup et j’imite avec force une publicité archi-connue au Québec : « Ahhhh Ah ! Famili-Prix ! » Personne n’a rit ni même sourit, alors que la situation était tout de même cocasse et assez inattendue : je ne pète pas souvent les plombs à la job mais quand ça m’arrive, c’est généralement mythique et plutôt drôle. Sceptique, je leur demande alors abasourdi : « M’enfin vous ne connaissez pas cette pub??? Ahhhh Ah ! Famili-Prix ! Non?!? » J’ai alors réalisé que non. Je venais de vivre un des plus fameux « vents » de mon existence. Non, cette publicité, que tous les québécois francophones connaissent et que les immigrants francophones nouvellement arrivés connaîtront sous peu, n’est tout bonnement pas traduite en anglais et n’existe pas dans le réseau de TV anglophone. Elle existe dans le Québec francophone tel que je le vis, tel que je le connais. Uniquement.
Plus récemment, j’avais été celui à la job qui devait organiser le repas du midi mensuel. En effet, cela fait partie des habitudes de la compagnie : chaque mois, un des employés organise le lunch qui sera suivi d’une grosse réunion d’équipe. Et la coutume veut que le lunch corresponde au pays d’origine de celui qui organise : japonais, portugais, espagnol, mexicain, libanais, j’ai tout eu depuis un an et demi ! Et cette fois-ci c’était mon tour. Quand on m’a désigné lors du lunch du mois de Mars pour être le prochain organisateur pour le lunch d’Avril, j’ai évidemment eu droit aux clichés habituels et les mots « baguette » et « camembert » se sont alors fait entendre une dizaine de fois en quelques secondes autour de la table. On s’habitue. J’ai donc passé commande pour 25 personnes chez Première Moisson, histoire de ne pas les décevoir : ils ont eu leur baguette et même leur camembert, et moi je me suis régalé ! Mais le plus insolite a sans doute été le moment où j’ai passé la commande en présence de ma boss. Je lui avais imprimé ma sélection en anglais pourtant… mais elle m’a laissé faire, devant l’anglais pourtant confiant de la vendeuse du Première Moisson au marché Atwater. Il faut savoir qu’elle ne parle pas un traître mot de français.
Là où ça coince, et les deux situations se présentent, c’est quand un vendeur chez Canadian Tire ne parle pas un traître mot de français face à un client francophone, ou qu’un chauffeur de bus de la STM soit incapable de comprendre les questions d’un client anglophone. Des situations comme la première m’arrivent tous les jours, surtout que je travaille à l’ouest de Montréal dans le quartier Atwater. Je ne me pose désormais plus la question : quand je magasine dans le centre commercial de la place Alexis Nihon, je le fais en anglais, c’est plus rapide. C’est frustrant… mais c’est un choix que j’ai fait. Et même en anglais, mon accent français / francophone n’échappe pas à certains vendeurs; j’ai alors subitement l’impression de leur faire perdre du temps alors que je veux juste mon 6 pouces dinde et fromage sans oignons ni olives et mayonnaise diète. Même situation au stationnement à ma job : ne surtout pas s’aviser d’oublier sa carte le matin ! Eh oui, le type du stationnement, celui qui décide de l’ouverture ou non de la barrière de sortie, ne parle pas un seul mot de français ! Même pas merci, ni même un simple « oui » ! Ce jour là, j’étais excédé… et j’ai fait mon maudit français. Le type a très bien compris pourquoi j’étais en rogne… mais peu lui importait : il travaille à Atwater, pas sur le Plateau ! Pas concerné.
Rassurez-vous (façon de parler…) : il parait que sur le Plateau Mont-Royal, un des quartiers exclusivement « en français » de Montréal dans lequel personne ne va vous regarder de travers quand vous parlerez en français même avec un accent français, les anglophones se font aussi parfois refouler sévèrement… En ce qui me concerne je ne vis évidemment que la situation ou moi, le petit francophone qui peut être (en plus!) potentiellement pour la souveraineté du Québec se fait insidieusement refouler chez Subway parce qu’il a osé pour une fois l’ouvrir en français. Mais ça fait du bien de temps en temps aussi de ne pas se laisser bouffer. Je ne trouve pas ça normal qu’un anglophone puisse toujours se faire servir partout en anglais à Montréal alors qu’un francophone ne se fera pas forcément servir en français, qu’il le veuille ou non. Je trouve injuste d’avoir constaté que les francophones à Montréal étaient toujours plus ou moins tenus de parler aussi l’anglais, alors qu’un anglophone montréalais qui ne parle pas un seul mot de français peut vivre en anglais sans trop de problèmes.
Anglophones et francophones vivent donc pourtant tous dans la même province, dans la même ville, conduisent ensemble sur les mêmes routes en essayant d’éviter les mêmes nids de poule, voyagent ensemble dans le métro, vont magasiner ensemble chez IGA ou Provigo, travaillent dans les mêmes compagnies… mais ils ne vivent pas dans le même pays. Pourquoi ? Parce qu’ils n’écoutent pas la même radio dans leur voiture, parce qu’ils ne lisent pas les mêmes journaux gratuits dans le métro, parce que la caissière du Provigo supposément bilingue répond en français ou en anglais au choix suivant la langue maternelle du client, parce que quand ils travaillent dans une compagnie, il suffit d’un anglophone pour que les réunions se déroulent en anglais, parce qu’ils ne regardent pas les mêmes postes à la TV, parce que les pubs Famili-Prix n’existent que sur les postes francophones, parce que « Canadian Idol » est diffusé sur le réseau anglophone uniquement… En bref, les deux cohabitent tout en s’ignorant plus ou moins, quand ils ne se détestent pas cordialement. C’est un peu fort… mais c’est assez proche de la vérité.
Il ne m’a pas fallu longtemps pour saisir que la société dans laquelle j’allais tenter de m’intégrer était différente du reste du Canada. Il m’a fallu plus de temps pour voir et comprendre ce qui sépare qu’on le veuille ou non les communautés francophones et anglophones au Québec mais aussi au Canada. Vu du Canada, certains jugent le Québec comme étant la petite province chiante qui veut se séparer mais que le Canada veut garder à tout prix pour des raisons économiques principalement malgré les heurts incessants entre le fédéral et le provincial. Vu du Québec, certains disent que le Canada est une barrière au développement et à la promotion de la culture francophone au Québec d’abord et dans le reste de l’Amérique du Nord ensuite. Un seul mot suffit à résumer cette chronique, et ce seul mot explique à lui seul la raison d’être de ces deux solitudes. Ce mot : « bilinguisme ». Le Canada s’est construit autour de lui, mais ne va-t-il pas un jour devoir se disloquer à cause de lui, ou pour lui?
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