Je ne me souviens pas
À la demande de la générale (clin d’œil amical à Laurence) et à tous ceux qui ne se lassent pas des fascinantes histoires de corruption canadiennes, un spécial Commandite Bis vous attend aujourd’hui.
Voyez-vous, ces hommes avaient un rêve.
Ces hommes ne rêvaient pas d’égalité, de fraternité, de liberté, de démocratie. Ces hommes ne rêvaient pas que cessent les injustices et l’oppression. Ces hommes ne rêvaient pas de construire une société meilleure ni une nation fière et respectée. Free at last?, ces hommes n’en avaient rien à faire.
Ces hommes rêvaient, dans une démocratie qui fait l’envie du monde, d’établir un système où les gens de pouvoir accorderaient aux gens de fric des petits marchés, en échange d’un peu plus de fric. Ces gens rêvaient d’un système où les avocats leur ayant rendu service seraient nommés juges. Ces hommes ont utilisé un idéal politique, le fédéralisme canadien, pour instaurer une ploutocratie.
On parle tous les jours de ce qui va changer au Canada. Nous sommes peut-être à un point tournant de notre histoire. Les élections sont imminentes et risquent, si le Parti progressiste conservateur gagne en gallons, de modifier la culture politique du pays. On évoque, sans trop de sérieux, d’autres pistes de nomination des juges – peut-être devrions-nous faire comme la France? Les prochaines années dresseront aussi sans doute un cadre de référence pour un examen sérieux du financement des partis politiques.
Ce qui a changé au Canada, c’est que nous nous sommes rendus compte que le pouvoir appartient à celui qui a le fric. C’est celui qui paiera le plus qui gagnera les élections. Vous le saviez depuis longtemps, mais nous, naïfs Canadiens, en sommes éberlués. Le Canada a perdu son innocence. Et si nous avions l’habitude de défrayer les manchettes de vos journaux télévisés, nous aurions bien vite rejoint le rang de république « des copains et des coquins » dans l’opinion publique mondiale.
Ces rêveurs, dont le cauchemar s’appelle Québec, ont pris les moyens qu’ils estimaient nécessaires. Ils voulaient s’assurer d’unir le pays devant la menace de l’indépendance du Québec.
Mais pourquoi les « commandites » ?
En 1993, après deux mandats d’un gouvernement conservateur, le Parti libéral est élu au gouvernement à Ottawa. En 1995, le mouvement indépendantiste québécois frôle la victoire au référendum sur la souveraineté par moins d’un pourcent. En 1997, la ministre du Patrimoine, Sheila Copps, provoque agacements et rigolades lorsqu’elle propose la distribution gratuite de drapeaux canadiens à tous ceux qui en feront la demande. C’était devenu une blague d’anthologie entre mon frangin et moi – à Paris, je recevais régulièrement un courriel de sa part me proposant un petit drapeau canadien afin d’y essuyer les larmes de ma nostalgie.
Et c’est là, avec ce «running gag», que tout a démarré.
Les commandites, à l’origine, sont le nom du programme de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada qui consiste à acheter et distribuer des articles promotionnels afin de donner une image positive du Canada : balles de golf signées par le premier ministre, drapeaux, timbres, etc. Le genre de babioles qui, personnellement, me donnent l’envie urgente de changer d’opinion politique (je blague, bien sûr).
Nos rêveurs étaient frustrés que le Québec mette agressivement en marché sa «marque». Lors des événements culturels et sportifs, il y avait toujours un Q bien en vue quelque part, ou alors un drapeau très bleu (c’est très « marketing », le bleu, le saviez-vous?). Or, pas de trace du drapeau canadien, donc pas de traces d’éventuels fonds provenant du Canada (peut-être parce qu’il n’y en avait pas?). Traumatisé, le commentateur politique Norm Spector, ancien chef de cabinet du premier ministre conservateur Brian Mulroney, rappelle que Postes Canada avait comme politique de ne pas afficher le drapeau canadien dans ses succursales québécoises.
Bah, après tout, ce sont les petites économies qui permettent les grandes dépenses, non?
À supposer que ce soit de bonne guerre de coller ça et là quelques rouges feuilles d’érables – ce qui aurait peut-être attiré des haussements d’épaules, des éclats de rire entre un frangin et une sœur, sans plus…. Le hic, c’est que cette campagne d’image a dépassé les quelques milliers de dollars remis à des producteurs télé versant dans le téléfilm à propagande aux qualités soporifiques, ce qui, encore, n’aurait pas été très grave. On a sciemment corrompu le système de façon à donner des marchés aux entreprises voulant bien contribuer à la caisse du Parti, caisse qui servait ensuite à combattre le «fléau» séparatiste. C’était un système de blanchiment d’argent, un système d’emplois fictifs, et un système permettant la nomination de juges favorables au Parti libéral et à l’idéal certes très noble du fédéralisme canadien. Le hic numéro 2, c’est que nous sommes dans une démocratie.
Paul Martin, qui a obtenu la chefferie du Parti libéral à la suite de Jean Chrétien, a d’abord vaguement prétendu n’y être pour rien, malgré sa situation de ministre des Finances pendant toute la durée du «système». Puis il s’est plus récemment excusé lors d’une adresse publique d’avoir manqué de vigilance.
Les premiers témoignages ont fait place à une litanie de «Je ne me souviens pas» de la part des proches du Parti et de certains hauts fonctionnaires, accompagnée de regards faussement candides et souvent fuyants.
D’autres témoins ont collaboré avec un peu plus d’enthousiasme, même si forcé. Un interdit de publication a empêché certains témoignages d’être rendus publics, mais un site américain nous les a fait partager, à tel point que le juge a fini par lever l’interdit. Encore ce matin, le témoignage d’un des principaux acteurs du scandale, Chuck Guité, a été révélé suite à la levée de l’interdit de publication (ses avocats ayant commis l’erreur de faire leur demande à la Cour supérieure du Québec plutôt qu’à la Cour fédérale dont c’était la compétence). Le rapport du juge Gomery sera publié vers la fin de l’automne. D’ici là, des élections auront peut-être eu lieu. «Oui, mais ça coûte cher», entend-on fréquemment dans les tribunes téléphoniques des radios frisant avec la démagogie. Oui, en effet, la Commission Gomery coûte cher, la tenue d’élections coûte cher, la démocratie coûte cher. On pourrait aussi abolir les élections et instaurer une dictature. Les petites économies font les grandes dépenses, après tout.
Et voilà le gâchis engendré par le rêve d’une petite clique assoiffée de pouvoir et de fric. Une clique qui ne souhaitait pas nécessaire une société meilleure et plus juste, ni plus libre ni plus ouverte.
On n’a plus les rêves qu’on avait….
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