L’économie de marché
J’ai décidé de vous saouler encore parce que l’actualité politique et sociale m’en donne facilement l’inspiration ces jours-ci. Je vous vois accepter aveuglément certains projets de réforme, avec une bonne volonté presque « panurgienne », et ça me donne vraiment envie de sortir de mon mutisme (forcé par les sorties publiques de membres de cette communauté).
V’là-ti pas que le ministre de l’Éducation, le fringuant M. Reid, jamais à court de bonnes intentions, a déposé un projet de règlement modifiant le Régime pédagogique de l’éducation préscolaire et de l’enseignement primaire et secondaire. Les programmes d’arts seront obligatoires en 4è et 5è secondaires. Dieu merci je n’y suis plus (hélas, les arts plastiques avaient à l’époque le but certain de faire baisser mon honorable moyenne). Bah, les arts en soi, je n’ai rien contre. Ce qui me turlupine un peu, c’est que parmi les intentions parfois originales de notre ministre de l’Éducation, l’enseignement de la grammaire et de la littérature n’y soient toujours pas. Ça me laisse songeuse….mais bref….
…. Parmi les autres modifications, le temps d’enseignement au primaire sera augmenté d’une heure et demie. Meuh noooon, pas une heure et demie par année, mauvaises langues! Une heure et demi par semaine! Pourquoi? Pour apprendre aux jeunes à bouger, leur enseigner les principes d’une bonne santé, la nutrition, l’hygiène, etc. Parce qu’à long terme, vous comprenez, l’inactivité coûte cher à la RAMQ, n’est-ce pas. Ah, le profit, le rentabilité, le cash, la thune….dès qu’il en est question, les politiques semblent soudainement doté d’une vision bionique. C’est émouvant.
Vous en avez parlé cette semaine sur le forum, cette heure et demie en plus permettra aussi que l’anglais soit désormais enseigné dès la première année de l’élémentaire au Québec.
Je ne m’oppose pas à ce que mes enfants et ceux des autres deviennent bilingues.
PERSONNE ne remet en question l’utilité de l’anglais dans le monde d’aujourd’hui. Le marché du travail, pour bien des travailleurs, exige cette connaissance. Bah, certains en veulent à cette obsession de vouloir satisfaire aux besoins de l’économie de marché, et ce, dès la première année de l’élémentaire maintenant. Si on pousse cette logique au bout, on va sûrement arrêter d’enseigner les arts, l’histoire, la musique. Ah oui, c’est vrai, j’oubliais, c’est déjà fait.
Laissez-moi supputer…. Les recherches universitaires devraient peut-être être financées par des entreprises privées, qui ne financeraient que les projets qui les concernent précisément ? Peut-être aussi qu’on devrait éliminer toutes ses filières qui ne rapportent rien à part user les bancs des universités : sociologie, science politique, philosophie, linguistique, techniques infirmières… Oh, mais…. ça s’est produit il y a quelques années : arrêt des admissions en techniques infirmières partout au Québec. Il y en avait déjà trop, il paraît.
Bon, bon, j’arrête de faire la mauvaise tête. C’est vrai que si vous avez envie de discuter avec plein de gens différents, si vous avez envie de voyager, si vous avez envie de lire Shakespeare et d’écouter l’œuvre complète et ô combien complexe de Britney Spears, l’anglais est bien pratique.
Mais je m’oppose à cette mesure en particulier parce qu’aucune étude psycholinguistique n’a prouvé l’utilité et la pertinence de commencer l’enseignement de l’anglais à 6 ans.
(Ceux qui détestent que je donne des exemples tirés de mon expérience personnelle ont tout intérêt à cliquer MAINTENANT sur le X dans le coin supérieur droit de leur écran, parce que je m’apprête à donner un exemple tiré de ma vie personnelle).
Donc, ce n’est pas que je m’oppose à l’enseignement de l’anglais. Ma condition de mère m’a cependant fait comprendre que même si je favorise le maximum d’exposition à cette langue, mes enfants ont une préférence. Ils sont attachés à leur langue maternelle et sont toujours un peu inquiets lorsqu’on s’adresse à eux en anglais. « Maman, je ne veux pas que mon copain bilingue me parle anglais. Tu lui diras qu’il doit me parler français, hein, maman, tu lui diras ? ». Je ne suis pas inquiète, avec le temps, ça viendra. Et même si vos enfants actuels et futurs sont tous de petits génies qui ont 400 de Q.I. et que le cerveau d’un bébé a l’élasticité requise pour reconnaître 11 langues différentes, vous verrez peut-être avec l’expérience que rien ne sert de forcer un enfant à apprendre une langue étrangère.
La première année du primaire correspond à cet âge où le sens de l’identité se forme. « Mes enfants parlent 7 langues couramment », vous me direz. Tant mieux. Je ne suis pas tellement préoccupée par la situation des petits génies. Je me préoccupe de cette honteuse moyenne, honteuse, oui, parce que je crois qu’aux yeux de bien des parents, les enfants n’ont pas le droit de faillir, d’être « moyen », d’être normaux. C’est pourtant la réalité de la majorité et les programmes doivent être pensés, pas pour tenir compte d’une minorité surdouée, mais de la majorité « normale ».
À 6 ans, on apprend à lire, écrire et maîtriser les bases grammaticales de sa langue maternelle. On apprend à compter. On apprend le rythme et la discipline d’une classe de 30 petits écoliers. Du matin au soir, les petits sont assis devant le tableau et doivent se concentrer. Certains pays trouvent cette pratique tellement barbare qu’ils font terminer la journée de classe en début d’après-midi.
Des études sérieuses ont démontré que plus la maîtrise de la langue maternelle était solide, plus l’apprentissage de la langue seconde en était facilité. Logique. On suppose que plus les enfants grandissent, plus leur développement intellectuel s’accroît.
Alors qu’ils apprennent les bases de leur langue et que notre principal souci devrait être de leur faire aimer l’école afin qu’ils ne décrochent pas…. on leur ajoute l’anglais. Je signale qu’il n’y a toujours pas une seule heure consacrée à l’enseignement de l’histoire et de la géographie au primaire. Cet enseignement est limité au secondaire, le seul cours obligatoire étant un bref cours d’histoire du Québec. Les élèves qui souhaitent faire un peu d’histoire contemporaine, d’économie, doivent obligatoirement sacrifier la filière scientifique (bio, physique, chimie). C’est peut-être tant mieux. Des fois que la population se mettrait à être cultivée, informée…. ça pourrait être dangereux après tout.
Mais l’ironie, c’est que MÊME la SPEAQ n’en demandait pas tant. La SPEAQ, c’est la Société pour la promotion de l’enseignement de l’anglais, langue seconde, au Québec (en passant, financée largement par le gouvernement fédéral, via Patrimoine Canada). Dans un mémoire publié en mars 2001, la SPEAQ estimait qu’il n’était pas opportun de commencer l’enseignement de l’anglais dès la première année, et ciblait plutôt la troisième année – dans ses rêves les plus fous.
Et puis même, écrivait la SPEAQ, il serait acceptable et même recommandable de ne débuter l’anglais QU’AU TROISIÈME CYCLE DU PRIMAIRE, en utilisant la méthode du bain linguistique. Le bain linguistique, méconnu, n’a rien de l’immersion. En immersion, les écoliers font l’apprentissage de toutes les matières dans leur langue seconde. Ce n’est évidemment pas ce que les Québécois recherchent. Le bain linguistique démarre plus tard. L’année scolaire est divisée en deux. La classe également. La première moitié de l’année, 50% de la classe verra le programme classique, matières de base : français, maths, etc. Le reste de l’année, cette classe se concentrera presque exclusivement à l’apprentissage de la langue seconde, pendant que l’autre moitié fera l’inverse.
Plusieurs psycholinguistes soutiennent que la préadolescence est l’âge idéal pour apprendre une langue seconde, dès lors que la langue maternelle est maîtrisée. Les auteurs du mémoire du SPEAQ citent Marie Labelle, professeur de linguistique à l’UQAM et spécialisée dans le domaine de l’acquisition de la langue maternelle : « À partir de la troisième année, l’enfant devient capable de segmenter la langue et de réfléchir sur elle. Il est mieux équipé du point de vue cognitif pour aborder les tâches scolaires entraînées par l’apprentissage de la langue seconde. Il a suffisamment intégré les règles de correspondance graphème-phonème du français pour commencer à apprendre à lire l’anglais sans interférence ».
Ce n’est pas parce que l’anglais est ajouté au cursus de l’écolier de première année du primaire que le temps d’enseignement sur la totalité du primaire sera augmenté. Lorsque l’ancienne ministre de l’Éducation Pauline Marois a annoncé que l’enseignement démarrerait à partir de la troisième année, le nombre d’heures enseignées a en fait…. diminué. Or, le morcellement est le principal obstacle à l’apprentissage d’une langue seconde.
Je ne suis pas contre l’enseignement dès 6 ans. Et j’aimerais préciser que mon opinion n’a absolument aucune espèce de relation avec quelque velléité idéologique ou politique que ce soit, contrairement à l’idée reçue que les séparatistes soient opposés à l’enseignement de l’anglais. Je me verrais mal m’opposer au bilinguisme.
Je suis contre parce que comme bien des idées farfelues des derniers ministres de l’Éducation, c’est encore une façon POCHE et ratée d’avance de s’y prendre. Encore un fabuleux projet où le ministre et sa suite n’ont manifestement jamais rien lu en matière de psycholinguistique et de didactique. « Tiens on va essayer ça voir si ça marche » semble être la devise du ministère de l’Éducation des dernières années, alors que le Québec est truffé de gens compétents issus des départements de didactique, d’enseignement de linguistique, de psychologie et qui, eux, ont lu, étudié, connaissent Chomsky, et savent que ce n’est pas avec une heure par semaine qu’on enseigne quoi que ce soit. La méthode préconisée par M. Reid n’a aucune base psycholinguistique. Elle tire sa raison d’être d’une volonté de respecter un engagement électoral, point.
Les écoliers de première année ne savent même pas encore écrire leur langue maternelle qu’on veut leur saupoudrer un peu d’anglais pour bien les embrouiller. Il est à peu près certain que cet enseignement ne sera pas dispensé par un spécialiste de l’enseignement de langue seconde, ressources qui seraient trop coûteuses pour le mince budget du ministère de l’Éducation (qui, rappelons-le encore une fois, n’a pas les moyens de distribuer grammaires et dictionnaires aux maîtres). Je ne suis déjà pas convaincue, mais lorsque M. Reid explique que ce sont les intérêts économiques qui appellent cette « réforme » et que j’entends applaudir sous prétexte que nous allons enfin sortir de notre grande noirceur et notre crasse ignorance…. sans le moindre esprit critique, sans même vous demander quels sont les fondements de cette démarche, sans vous demander quelle sera sa véritable efficacité à part celle de gruger encore un peu sur l’enseignement du français, de la culture et de l’histoire (qui n’ont déjà pas leur place à part entière), eh bien lorsque j’entends ça, je me dois de sortir de mon mutisme. Et c’est fait.
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