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La charrue avant les boeufs

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Le 17 avril dernier, c’était les 25 ans de la Charte Canadienne des Droits et Libertés. C’est en effet en 1982 qu’elle est entrée en vigueur, quand la Constitution fût rapatriée au Canada.

On sort les superlatifs quand on parle d’elle : texte constitutionnel, elle est donc supra législative (toutes les lois fédérales et provinciales y sont subordonnées). Par les libertés fondamentales qu’elle énumère (expression, religion, circulation, etc), elle est la suprême expression du type de société que visent les canadiens. Et le discours officiel nous vend l’idée que ce petit guide est le garant de notre avenir commun. Je n’en suis pas si sûr.

Regardons la situation identitaire des trois principaux groupes constituant le Canada : le Canada anglais, le Québec et les Premières Nations.

Le Canada anglais oscille entre sa fidélité à la Couronne, ses tentatives d’émancipation et son désir inavoué de céder aux États-Unis. Parce que pendant longtemps, le Canada anglais n’a jamais eu besoin de se définir clairement : dès le début, un kit complet fût à sa disposition (une Reine, un Gouverneur Général, l’Union Jack).

Ce n’est que très récemment qu’il a élaboré son propre concept : des armoiries en 1921 (notez la présence persistante de l’Union Jack), un drapeau en 1965, une politique du Multiculturalisme en 1971, un hymne national en 1980 (créé en 1880 par un canadien-français), une Charte en 1982.

C’est ce que j’appelle le Concept Canada dans la lignée des ministères et agences fédéraux.

Charte Canadienne

Devise de l’Ordre du Canada : « ils veulent un pays meilleur »

Un concept qui est aussi quelque chose entre les Montagnes Rocheuses, un fringant uniforme de la GRC et un vibrant appel à intégrer la grande famille canadienne lorsque vous devenez citoyen canadien.

Les Montagnes Rocheuses

Jeune canadienne

« Sergeant Preston » – RCMP

C’est du marketing. Et efficace car il fonctionne auprès des immigrants. En particulier avec ceux venant de pays ruinés ou dévastés. Normal : qui n’aspire pas à avoir une vie meilleure ? Le seul défaut de cette stratégie est qu’elle est jeune. La mayonnaise a donc de la misère à prendre : une fois le tapis rouge, les petits drapeaux canadiens et Mme Michaëlle Jean rangés sur les tablettes à Rideau Hall, le Canada anglais recommence sa valse d’hésitations identitaires.

Le Québec, lui, est minoritaire depuis longtemps en population, culture et langue. Mais paradoxalement, son socle identitaire est plus solide car beaucoup plus ancien. La Conquête de 1760, en le coupant de la métropole et en l’amputant de ses élites, a provoqué un repli sur soi l’amenant à forger seul son identité tout en se colorant des inévitables influences périphériques (Canada anglais, États-Unis, Autochtones).

En a émergé un solide sentiment identitaire du « Nous » centré d’abord autour de la religion, ensuite par la solidarité sociale, la cohésion culturelle ou encore la protection linguistique (Loi 101). Mais aussi affirmée que soit son identité, elle reste tourmentée. Ainsi, autour du noyau dur de l’affirmation nationale (société distincte), s’est mis à graviter avec le temps un brouillard d’hésitations sur la voie à suivre (fédéralisme ? Souverainisme ? Autonomisme ?).

Et il y a les Premières Nations. À l’inverse des deux premiers, ce groupe est non seulement le plus petit en population mais ne constitue pas un tout relativement homogène sur les plans identitaire et linguistique (plusieurs nations amérindiennes ayant leur propre dialecte). Cela en fait donc un groupe très diversifié et la colonisation en a fait un collectif culturellement, économiquement et linguistiquement estropié. En plus d’être gangrené par la contrebande, les fléaux sociaux (taux de suicide, violence familiale, sous-scolarisation) et les luttes de pouvoir intestines.

Ainsi, de manière générale, le sentiment identitaire au pays est très fragile. Surtout que les sources de cette faiblesse diffèrent grandement selon le collectif. Ainsi, toutes les solutions proposées pour créer une unité nationale se sont révélées des échecs : les publicités de la brasserie Molson « I am Canadian » ont eu plus de succès que celles de Patrimoine Canada !

Publicité Molson (cliquez sur l’image pour voir l’annonce)

Plus sérieusement, des divergences de fond demeurent obstinément (partage des compétences, péréquation, déséquilibre fiscal, fédéralisme asymétrique, récurrence de nationalismes régionaux). Résultat : le Canada a une difficulté structurellement chronique à se construire une identité susceptible de faire consensus coast to coast.

Par ailleurs, le contexte entourant la naissance de la Charte est très instructif. En effet, elle s’inscrit dans un mouvement mondial de décolonisation d’après-guerre. Il en a résulté un changement de paradigme en Occident concernant les minorités culturelles. Longtemps opprimées, elles ont enfin obtenu une certaine reconnaissance. Rajoutez la fin de la Guerre Froide, la mondialisation économique et l’incapacité occidentale à freiner sa dénatalité et on obtient une intensification des flux migratoires du Sud vers le Nord – en particulier vers le Canada –

Résultat : des milliers d’immigrants arrivent et s’installent ici. Beaucoup d’entre eux sont porteurs de cultures fortes et sont issus de pays dictatoriaux ou en guerre. Ils sont donc avides de libertés, déterminés à préserver – à juste titre d’ailleurs – leur identité et sont persuadés qu’ils vont pouvoir le faire ici inconditionnellement (merci Concept Canada). Rajoutez à cela qu’on ne leur impose pas le critère d’ancienneté culturelle (Multiculturalisme). Et qu’on leur fournit sur un plateau d’argent ce qui se fait de meilleur sur le marché, vous savez le genre de truc imbattable, pour protéger leurs droits individuels (la Charte). Et tout cela exactement là où se trouvent trois collectifs extrêmement fragiles au niveau identitaire.

La table est mise pour la curée.

Au niveau du Québec, ils ont tôt fait de palper la crise identitaire locale. Et cernent rapidement les sources de confusion (canadiens ? canadiens français ? québécois ?), relèvent les incohérences (nation québécoise ? province canadienne ?) et soulignent les impasses (qui sont les premiers arrivants : les français, les anglais ou les autochtones ?).

Cet afflux massif d’immigration amplifie aussi les lignes de divergence culturelle entre les trois collectifs initiaux. Quand en 2004 le rapport Boyd recommandait l’utilisation encadrée de la Charia en Ontario, l’Assemblée Nationale du Québec votait une motion pour dénoncer cela. Quand, lors de la dernière campagne électorale québécoise, Jean Charest a soulevé la possibilité d’une partition du Québec en cas d’indépendance, des communautés autochtones du Québec ont rappelé qu’elles auraient leur mot à dire.

Quand tu as déjà de la misère entre colocataires, tu te demandes sérieusement de quoi ça va avoir l’air quand d’autres vont frapper à la porte. En effet, comment voulez-vous assumer sereinement une Charte quand le Canada n’est même pas en mesure de s’assumer pleinement en tant que collectivité ? Et c’est encore plus problématique quand son article 27 dit que « toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». Et là, je vous le dis tout de suite : par patrimoine culturel, on entend certes les trois collectifs initiaux mais surtout les minorités culturelles qui s’en viennent.

Parce que c’est la voie que le Canada anglais, initiateur de cette approche, a choisi pour se trouver une identité : s’appuyer sur celles des arrivants. Le principe en soi me questionne : c’est comme faire de la construction de sa maison un éternel chantier. Mais avant que sa propre identité soit diluée, il a le temps de voir venir, masse critique oblige. Le problème est que son identité est déjà diluée en soi. A. Smith, dans un de ses ouvrages, s’interroge d’ailleurs sur la véritable existence d’une identité canadienne en se demandant si les canadiens ne sont pas trop américanisés pour avoir une véritable indépendance culturelle. J. Kay, dans son éditorial du 24 avril dernier dans le National Post, se questionne sur les incohérences de l’approche multiculturelle. Louise Vigneault, spécialiste des mythes fondateurs, constate la recherche ardue du Canada à se trouver des héros faisant l’unanimité auprès de toutes les communautés. On a juste des héros locaux qui renforcent d’ailleurs les lignes de fracture (prenez par exemple Maurice Richard ou Don Cherry).

Et cette absence de consistance dans l’identité canadienne date de bien avant l’immigration contemporaine. Il est donc évident que le Canada anglais – à moins d’un revirement majeur que je lui souhaite tellement – ne pourra sortir gagnant avec sa stratégie marketing actuelle. Trop jeune, trop artificielle, elle perd en plus le peu de crédibilité qui lui reste quand Ottawa la brade littéralement en faisant pleuvoir les certificats de citoyenneté (référendum de 1995) ou quand il ne la vend pas carrément (scandale des commandites).

Après, l’on s’étonne que des immigrants quittent le pays une fois la citoyenneté en poche. Ou on s’indigne candidement qu’Hérouxville édicte des règles de conduite. On a mis la charrue avant les bœufs.

Là encore, j’entends les ayatollahs du pensez-juste dire que je favorise le protectionnisme en légitimant la vigilance envers l’Autre. Ce à quoi je réponds que je n’ai même pas besoin de le faire : l’approche multiculturelle le fait à ma place. Et MILLE FOIS MIEUX. Mr Legrand, démographe à l’Université de Montréal, croit que la politique du multiculturalisme contribue a érigé un mur entre les québécois et les nouveaux arrivants. En effet, «la première chose qu’un immigrant fait en arrivant aux États-Unis, c’est de vouloir passer pour un Américain, dit-il. Ici, on leur dit de garder leur culture et de continuer à faire ce qu’ils faisaient dans leur pays d’origine. Ce n’est pas comme cela qu’on réussira à mélanger tout le monde.»

Ainsi, en favorisant cette voie, on rend caduque toute initiative de consolidation d’identité collective chez TOUS les groupes, qu’ils soient peuple fondateur, Première Nation ou issue de l’immigration. Plutôt que l’union nationale, c’est l’atomisation culturelle qu’on obtient. N’est-on pas mieux de laisser le temps aux collectifs initiaux de se définir pour s’assurer d’eux, au final, une plus grande tolérance face à l’autre ? Premièrement parce qu’on leur aura laissé le temps tout simplement. Et deuxièmement parce qu’ils seront maîtres de ce processus de réappropriation identitaire. Si j’ai confiance en qui je suis et que personne ne m’a forcé à le faire, je serais plus confiant envers l’autre. La Charte fait tout le contraire : non seulement elle impose aux trois collectifs de se tasser pour faire de place aux autres mais en plus, elle leur dit de le faire tout de suite.

Aurait-on donc visé trop haut avec la Charte ? Vous répondrez non si vous croyez naïvement en un Canada bilingue et multiculturel en l’état actuel des choses. Vous répondrez oui si vous faites preuve de lucidité. Et vous répondrez qu’on a visé très juste si vous estimez, comme moi, que l’un des objectifs – inavoué celui-là – était de coincer le Québec. Comprenez qu’une politique multiculturelle est nécessairement assimilatrice. On fait alors d’une pierre trois coups : non seulement on s’achète une image de pays ultra progressiste mais en plus, on noie la distinction culturelle québécoise. Et dans ce contexte qui se veut de grande tolérance, plus les québécois s’énervent (Loi 101, accommodements raisonnables), plus ils passent alors pour des xénophobes. Ça polarise le débat, simplifie les opinions et permet de généraliser : les gentils canadiens anglais d’un bord et les méchants québécois de l’autre bord. Diviser pour mieux régner.

Ainsi, au nom de la Charte, des éléments centraux de l’édifice identitaire québécois sont altérés. Exemples : invalidation d’articles de la loi 101 qui interdisaient l’usage d’une autre langue que le français dans l’affichage commercial au nom de la liberté d’expression (Ford c. Québec – 1988) ; autorisation d’obtenir des soins de santé dans le privé quand le public ne peut en fournir dans des délais raisonnables au nom du droit à la vie (Chaoulli c. Québec – 2005) ; autorisation du port du kirpan dans son école pour un jeune sikh au nom de la liberté religieuse (Multani c. CS Marguerite Bourgeoys – 2006).

Qu’on se comprenne bien : je ne veux pas d’un Québec à l’identité cristallisée. Ni d’un Québec dictatorial. Mieux vaut encore disparaître : en témoigne le dogmatisme de la Grande Noirceur. Il a fallu rien de moins qu’une révolution – même tranquille – pour en sortir. Je suis passionnément pour une voie évolutive, parce que la vie l’est. Ainsi, l’approche multiculturelle est loin d’être injustifiée, j’y adhère même en partie ! Elle est simplement prématurée car inadaptée à la réalité identitaire actuelle du Canada. Jean Chrétien, l’un des artisans majeurs de la Charte, a même admis sa surprise de voir qu’elle a conduit à la légalisation du mariage entre conjoints de même sexe. Le dernier rendez-vous stratégique de l’Institut du Nouveau Monde a d’ailleurs fait ressortir le besoin de « faire le point sur les valeurs communes, sur ce qui nous réunit ». M. Bouchard, coprésident de la commission d’étude sur les accommodements raisonnables de continuer en disant que « pour souder toutes nos tensions, entre le civique et l’identitaire, l’homégénité et la diversité, nous pourrions travailler sur l’idée des valeurs communes, a-t-il conclu. Ces valeurs forment plus que du droit, plus que des idées universelles, plus que de la charte. C’est spécifique et rassembleur. On peut bâtir à partir de ça, bâtir non seulement un projet de société mais une société de projets.»

Surtout que la Charte, tout comme la Constitution, ont été imposés au Québec. C’est un forumiste, Épervier, qui a eu la meilleure formule à ce sujet selon moi : c’est comme si le Canada avait imposé le mariage au Québec sans lui demander si ça le tentait.

J’aime le Québec. Et j’aime le Canada. Et c’est précisément pour cela que je suis aussi critique car leur avenir me tient à coeur. Des changements intéressants sont d’ailleurs en cours. Stephen Harper ébranle l’image internationale historiquement progressiste du Canada : réorientation de la mission afghane, alignement explicite sur Washington, mise au rancart du protocole de Kyoto. Et au Québec, la performance adéquiste est révélatrice d’un certain nationalisme québécois en profonde redéfinition qui n’est pas sans rappeler le PQ des débuts selon l’historien Éric Bédard. Par ailleurs, le même Mr Bouchard de tantôt de souligner le désir des québécois de reconstruire leur mémoire nationale existante en fonction des nouvelles réalités culturelles. Se prépare-t-il tranquillement une – autre –révolution ?

La Charte des droits et libertés deviendra le parfait petit guide du citoyen canadien quand elle sera assortie d’une charte des devoirs et responsabilités individuelles. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain : la disposition dérogatoire permet aux gouvernements de s’assurer – temporairement – une marge de manœuvre. Et son article 1 nuance l’absolutisme des libertés en veillant au maintien d’une société libre et démocratique : ainsi, la littérature haineuse et la pornographie infantile ont été jugés comme des violations raisonnables à la liberté d’expression. Cela renforce mon désir de voir le législateur – fédéral et provincial – assumer enfin ses responsabilités en cessant de confier au juge le soin d’interpréter seul la Charte. On est loin d’un activisme judiciaire mais personne n’est dupe : un jugement de la Cour Suprême du Canada a souvent une énorme portée politique alors que les juges ne sont pas élus. Surtout, comme le souligne José Woehrling, professeur de droit à l’Université de Montréal, que le Québec francophone n’est majoritaire que localement dans la confédération. Même si cette même juridiction fédérale a reconnu la quasi-constitutionnalité de la Charte Québécoise des Droits et Libertés, l’épée de Damoclès demeure. Les contraintes d’une Charte fédérale sont donc alors beaucoup plus pesantes pour un Québec majoritaire/minoritaire. L’économiste Dave K. Foot visait juste en disant que « la démographie explique les deux tiers d’à peu près n’importe quoi ».

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