De nombreux commentateurs de l’actualité politique et économique au Québec n’ont pas manqué de souligner le tournant, inattendu, pris par le budget déposé par le ministre Raymond Bachand au parlement. Un vrai coup de barre à droite diront certains! Pourtant l’arrivée de Bachand au ministère des finances à la suite de la démission de la « dame à la sacoche » Monique Jérôme-Forget, avait été saluée, par plusieurs, eu égard à l’intégrité et à la personnalité modérée du nouveau responsable des finances. Amir Khadir, seul député de Québec solidaire, ne tarissait pas, jusque-là, d’éloges envers celui qui vient pourtant d’oser mettre en œuvre quelques recommandations du fameux « Manifeste pour un Québec lucide », publié en 2005 par une douzaine de personnalités, dont l’ancien premier ministre Lucien Bouchard. Un document dans lequel, ce groupe préconisait notamment le dégel des frais de scolarité, une hausse des tarifs d’électricité, une réforme majeure du système de taxation de façon à privilégier les taxes sur la consommation plutôt que celles sur le revenu et une plus grande ouverture au secteur privé.
Excepté quelques économistes proches des idées des Lucides, rares sont les analystes à avoir salué le budget Bachand. Les partis d’opposition, eux, ont tous – chacun avec ses propres arguments – rejeté le texte. Un sondage Léger Marketing montre par ailleurs que 74% des Québécois sont insatisfaits de ce budget. Il en ressort que les Québécois veulent que l’accès à la santé reste gratuit, qu’ils ne souhaitent pas une hausse des tarifs de l’électricité. L’augmentation de la TVQ ne recueille pas non plus l’approbation des Québécois. Ils semblent privilégier l’approche de l’imposition sur les revenus. En fait, seule une hausse des tarifs de scolarité à l’université serait approuvée par une majorité des Québécois (58%).
Cette hostilité populaire à la remise en cause des fondements de ce qu’on peut appeler le modèle social québécois n’est pas nouvelle. Elle a même résisté à la période où le néolibéralisme avait le vent dans les voiles, dans le monde. En 2007, les Québécois avaient été aussi sondés pour comprendre s’ils étaient plus « lucides ou solidaires ». C’est-à-dire, savoir s’ils adhéraient plutôt aux propositions des Lucides ou plutôt avec les idées des Solidaires (manifeste pour un Québec solidaire) contenu dans l’appel lancé par quelques dizaines de personnalités politiques et universitaires en réponse à l’initiative des Lucides. Ces derniers avaient des raisons d’être déçus des résultats du sondage. Et pour cause : une majorité des sondés estimait notamment que « le Québec se doit d’être le plus généreux possible dans ses programmes sociaux » ou que « l’État a aussi un rôle prépondérant à jouer pour faciliter l’accès aux services et pour la répartition de la richesse et pour l’encadrement de l’économie ». Une moitié d’entre eux souhaitaient même que l’État joue un plus grand rôle. Les opposants aux augmentations des tarifs des frais de scolarité et surtout de l’électricité étaient encore plus nombreux. Mais à la faveur du contexte de crise financière mondiale et de ses implications sur l’emploi et les ressources de l’État au Québec, on assiste au retour du discours qui fait de l’augmentation des tarifs des services publics mais aussi de la privatisation totale ou partielle d’Hydro-Québec un objectif pressant et déterminant.
Hasard des choses ou pas, le budget Bachand intervient quelques semaines après la sortie publique de Lucien Bouchard, sermonnant son parti l’accusant de remplacer l’ADQ dans la «niche de radicalisme» et surtout en appelant le Québec à « accepter de voir les obstacles qui lui barrent la route, comme le fort taux de décrochage scolaire, le piètre financement des universités et les tarifs d’électricité trop bas ». Soit des éléments du manifeste des Lucides. Pour Lucien Bouchard, le Québec doit secouer « sa torpeur et se remette en marche», sans doute pour exécuter la seconde phase de ce qu’il a lui-même entrepris durant son mandat à la tête du gouvernement lorsqu’il a réussi à atteindre le déficit zéro… mais pas à n’importe quel prix : En fermant des hôpitaux et de nombreux lits, et en mettant en place un programme de retraite anticipée pour les infirmières. Face à la dégradation de leurs conditions de travail, elles seront plusieurs milliers à quitter leur profession. Plus de 10 ans plus tard, l’impact sur le système de santé est encore là. Dès lors, on peut affirmer que l’attachement des Québécois au service public, à la solidarité sociale et un certain type de société – le modèle québécois – est évident.
Mais en quoi consiste le modèle québécois et comment il a vu le jour? Il s’agit d’un certain nombre de choix décidés à partir des années 1960 sous l’impulsion de « l’équipe de tonnerre » de l’ancien premier ministre libéral, Jean Lesage, considéré par plusieurs comme le père de la Révolution tranquille. L’équipe comptait aussi un certain René Levesque, fondateur du Parti Québécois (PQ). Le slogan du gouvernement Lesage, c’était : « C’est le temps que ça change ». Sa première grande décision sera la nationalisation des compagnies hydroélectriques qui passeront dans le giron d’Hydro-Québec, société d’État. Lesage a dû provoquer des élections générales pour imposer la nationalisation de l’électricité. Il prononcera une célèbre phrase qu’on croirait tout droit sortie des archives des discours de grands leaders tiers-mondistes à la fin de la domination coloniale : « Il faut rendre au peuple (du Québec) ce qui appartient au peuple (du Québec) ; son plus riche patrimoine, celui de l’électricité ». Il est vrai que les années 60 au Québec, c’est aussi la libération des femmes, la fin du diktat de l’église…etc.
On doit à ce gouvernement plusieurs autres réformes comme la nationalisation des richesses naturelles, avec la création des sociétés d’État comme Sidérurgie du Québec ou la Société québécoise d’exploration minière. On lui doit la création de l’assurance maladie québécoise et la réforme de l’enseignement pour permettre à tous les enfants du peuple d’accéder au savoir. C’est sous son règne que d’importantes institutions économiques et sociales sont créées, comme la Caisse de dépôt et placement du Québec et la Régie des rentes. Le modèle québécois donnera un rôle important à l’État dans l’économie et dans la répartition des richesses. Toutes ces réformes ont permis le développement de la société québécoise et de son économie. Aujourd’hui encore, Hydro-Québec, Loto-Québec, SAAQ et d’autres entreprises d’états contribuent grandement à l’effort de développement par les transferts qu’elles effectuent dans les caisses du gouvernement pendant qu’une large proportion d’entreprises privées ne paierait pas d’impôts.
Outre de voir où en sont les Québécois avec leur modèle de société, le mérite du débat actuel sur les orientations économiques et sociales à mettre en œuvre, c’est peut être de décomplexer à court terme les différents courants idéologiques. Il était temps que la gauche s’affirme comme de gauche et que la droite fasse la même chose et c’est ensuite au peuple de trancher. Jusqu’à présent, tout le monde a l’air de s’accrocher au centre, plus ou moins de gauche ou de droite. Le risque pour un parti comme le PQ – porteur jusque là d’un projet social-démocrate – c’est de voir ses forces s’effriter. Tant que la question de la souveraineté était jugée comme étant d’actualité, les différentes sensibilités idéologiques et souverainistes pouvaient trouver leurs places à l’intérieur du parti au nom du combat pour un pays. Dès lors que l’objectif d’un nouveau référendum est éloigné par la direction du PQ et remplacé par l’ambition de gouverner, plusieurs ne verraient pas de différence entre lui et le PLQ. À moins qu’il décide de jouer clairement son rôle de défenseur du modèle québécois !
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