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Le point d’inflexion

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– jusqu’à un certain point –

En géométrie, c’est le point où il y a changement de la concavité sur une courbe. Ignare incurable en sciences exactes, j’en comprends qu’il s’agit du point, déterminant, où une tendance s’inverse pour prendre une autre direction.

J’ai déjà écrit que l’immigrant pouvait voir une incohérence chez le québécois en matière de langue : il exige que le nouvel arrivant promeut le français tout en s’assurant pourtant d’être lui-même bilingue. C’est en effet une contradiction, au sens strict.

Et on peut multiplier les exemples : pourquoi le français quand l’essentiel des articles scientifiques en sciences humaines – par exemple – est en anglais ? Pourquoi le français quand l’anglais est un atout incontournable en employabilité ? Pourquoi le français quand des québécois de souche eux-mêmes tiennent à écouter les films en v.o. ?

Il y a une part de vérité dans ces questions. Elles ont cependant le défaut principal de ne s’attarder que sur le résultat brut en évacuant un peu trop vite les causes du pourquoi du comment. Bref, est-ce qu’il y a vraiment contradiction ?

Comme partout ailleurs, les québécois ont intégré le français comme véhicule culturel et identitaire principal. Comprenez une intériorisation de valeurs, de croyances et d’idéaux collectifs dont le français en est le porteur à la fois concret (interagir, travailler, discuter) et symbolique (distinction socioculturelle).

Ce processus d’intériorisation est complété quand on ne se questionne plus sur qui on est et avec quelle langue on veut communiquer ce sentiment d’être soi. Il y a évidence en et pour soi. On est « ancré » intérieurement. Ici, le point d’inflexion est atteint : la courbe identitaire, à qui mille voies s’offrait jusque-là, vient de choisir sa direction définitive. C’est ainsi et pas autrement que je veux être.

Parfois, cette conviction devient rigide (nationalisme extrémiste) ou – plus rare et un brin utopique selon moi – complètement ouverte (citoyen du monde). Mais dans la plupart des cas, se crée une sorte de noyau central identitaire n’empêchant aucunement que d’autres noyaux, secondaires ceux-là, s’y greffent. Au niveau linguistique, ça se fait au gré des expériences (apprendre le mandarin pour un séjour de longue durée en Chine), des passions (apprendre l’espagnol pour comprendre son conjoint) ou du contexte (apprendre l’anglais pour augmenter ses chances de se trouver un emploi).

La vie peut alors continuer dans tous les sens possibles, demeure cette intimité du québécois avec sa langue. Comme une constance. D’où absence d’incohérence entre passion pour le cinéma états-uniens en v.o. et sentiment d’être soi en français. Entre réalisme du marché du travail qui requiert l’anglais et sentiment d’être soi en français. Entre lucidité du chercheur qui se doit de lire la littérature scientifique en anglais et sentiment d’être soi en français. Là aussi on peut multiplier les exemples.

Dans tous les cas, la personne n’oublie ni ne renie qui elle est fondamentalement : il n’y a pas confusion identitaire, il y a distinction. Celle qui fait la part des choses entre l’essentiel et l’accessoire. Une sorte d’assurance intérieure et même d’autonomie où le québécois n’a plus besoin du français – en tant que langue à pratiquer tous les jours, dans toutes les situations, dans tous les lieux et de façon parfaite – pour continuer à se sentir justement québécois.

Que vous vous mettiez à parler une, deux ou plusieurs autres langues, cela vous ferait-il oublier votre langue première et, à travers elle, votre terre natale ? J’imagine que non. N’est-ce pas l’expression d’avoir atteint un point d’inflexion par rapport à sa langue maternelle ?

Un exemple (qui vaut ce qu’il vaut) : bien des immigrants hispanophones rencontrés en francisation et maîtrisant l’anglais – pour raisons professionnelles – avant d’immigrer confient tout mélanger dans leurs têtes depuis qu’ils apprennent le français. Tout se mélange ? Pas exactement. Seuls l’anglais et le français se mélangent : l’espagnol reste clair, droit, évident. Sûrement parce que c’est leur langue maternelle. Celle des odeurs du pays, des traditions, des souvenirs. Bref, tout ce qui fait qui ils sont et qu’aucune autre langue que l’espagnol ne pourra jamais mieux dire, ressentir et vivre.

Ainsi, si le rapport de l’immigrant avec sa langue maternelle se pose en termes affectifs, sur quelles bases sont considérées les autres langues ? Probablement de façon plus utilitaire. Prenez l’anglais : plus nombreux sont les arguments du style « langue des affaires », « atout pour l’emploi », « pratique pour voyager », etc. Plus rares sont ceux par amour pour les poèmes de Blake, les romans de Miller ou le cinéma de Woody Allen.

Je vis bien avec cet instrumentalisme. Car dans toute l’insécurité d’une immigration, en réduire l’incertitude en améliorant ses chances est normal. Mais jusqu’à un certain point. Car rester dans cette logique n’aide ni l’immigrant ni sa société d’accueil à long terme.

Par définition, un outil, on s’en sert seulement quand on en a besoin. Son utilité se justifie jusqu’à ce qu’on se trouve mieux : on veut le maîtriser, pas le connaître plus que nécessaire. Il nous définit rarement, ou si peu. Imaginez le genre d’intégration que ça peut donner chez l’immigrant quand l’outil en question est le français dans la société québécoise. Et en face, imaginez maintenant l’impression que ça laisse pour la société : pas vraiment de quoi la rassurer. Surtout quand tu es minoritaire et qu’au jeu du magasinage de langues, tu connais la game entre l’anglais et le français. Premier point.

Il faut donc passer beaucoup de temps à convaincre, séduire et rassurer l’immigrant sur ses chances de vivre en français au Québec. C’est très normal. Mais là encore, jusqu’à un certain point. Car du magasinage, on passe au marchandage et le pas est vite franchi jusqu’au chantage linguistique. Un petit jeu duquel le Québec en sortira nécessairement perdant car il ne sera jamais une société entièrement francophone et sera toujours imprégné d’une certaine anglophonie. Et ça aussi c’est très normal. Deuxième point.

Par ailleurs, accepter de rentrer dans ce jeu, quel message est lancé ? Peut-être qu’il n’est pas nécessaire d’atteindre un point d’inflexion face au français. Qu’on peut rester fonctionnel dans la société québécoise sans avoir à l’intérioriser. C’est-à-dire rester justement à l’extérieur, dans la marge, sans avoir à devenir un citoyen d’une société mais bien plus une sorte de mercenaire d’un marché du travail. Or, on ne construit pas – et on pérennise encore moins – une société en s’appuyant sur ce type d’immigrant. Celui qui attend sur le banc et répète inlassablement qu’il n’embarquera sur la glace qu’une fois la victoire acquise. Parce que finalement, comment appeler autrement l’attitude consistant à dire qu’on pourra compter sur moi, l’immigrant, qu’après avoir reçu la garantie d’avoir un emploi et une vie sociale et culturelle qu’en français ? Si prompte à clamer sur tous les toits que l’Amérique est la terre des opportunités et de la libre entreprise, voilà subitement qu’on se met en mode stand by en attendant que le Québec fasse la job. Trop facile.

Oui, il y a un minimum que la société québécoise doit proposer, assurer et offrir, c’est clair. Mais si l’immigrant est invité à profiter de ce qu’elle offre, il est aussi convié à le développer ce minimum par son implication. Ça signifie qu’à un moment donné, il doit lui aussi embarquer dans la game avec les risques et avantages que cela implique. Et là, je précise : cela n’a rien à voir avec devenir souverainiste. Mais tout à voir avec l’envie d’essayer d’aimer ou non le Québec.

Alors tant qu’un certain point d’inflexion ne sera pas atteint chez l’immigrant face au français, cela nourrira la frilosité de la société québécoise. Une frilosité qu’on assimile parfois à une insécurité identitaire. C’est vrai qu’il y a une insécurité. Mais pas celle qu’on croit : ce n’est pas tant que les québécois se cherchent qu’ils ne savent pas s’ils peuvent se retrouver dans l’immigrant. Ce n’est pas ma sérénité dans qui je suis qui est troublé : c’est ma sérénité dans l’avenir de qui je suis qui est troublé. Nuance !

Alors oui aux mesures économiques dont j’ai parlé dans mon précédent billet pour rendre le français plus attractif. Mais jusqu’à un certain point : les odeurs, les traditions et les souvenirs du Québec ne se marchandent pas, exactement comme ceux du pays natal.

J’ai par ailleurs proposé sur un fil de discussion sur le forum une sorte de « trépied linguistique » pour tenter d’atteindre ce point d’inflexion du français chez l’immigrant. Un pied affectif pour sa langue maternelle qui doit rester le pivot de son identité, un pied à mi-chemin entre l’affectif et l’utilitarisme pour le français pour refléter à la fois son rôle de langue culturelle et langue de travail et un pied plus fonctionnel pour l’anglais à titre d’atout pour son employabilité. Une sorte de hiérarchie respectant la centralité de la langue maternelle tout en assurant une prédominance culturelle du français dans le respect – lucide – d’un environnement anglophone.

J’ai déjà écrit aussi que les québécois doivent assumer leur part de responsabilités dans la protection du fait français. C’est-à-dire aider l’immigrant à développer ce trépied linguistique (notamment). Mais jusqu’à un certain point : cela doit devenir une affaire personnelle à un moment donné. Parce que l’outil entretient la logique utilitaire et maintient la dépendance. Ça ne fait pas des citoyens forts, ça. Être un immigrant francophone constitue donc un préalable significatif mais un prédicteur parfois trompeur : je mise davantage sur le francophile – francophone ou non – car il a par nature, je crois, un rapport moins utilitaire face à la langue française.

Car sinon, qu’est-ce qui fait qu’une personne choisit de rester librement dans une société donnée si ce n’est par envie d’y faire partie et ce, malgré tous les inconvénients qu’elle a pu y trouver ?

Même si la constitution canadienne reconnaissait inconditionnellement le caractère distinct de la société québécoise (avec tous les pouvoirs que cela implique) ; même si le Québec devenait indépendant et lèverait ainsi toute ambiguïté sur le plan linguistique (cf. bilinguisme fédéral) ; même si tous les québécois francophones se mettaient à parler un français irréprochable, la confusion linguistique demeurerait.

Parce que nous sommes 2% de francophones sur un continent anglophone. À 2%, ce n’est effectivement pas payant d’être francophone en Amérique du Nord. S’il y a donc bien un endroit où l’approche purement utilitaire n’est pas rentable, c’est bien au Québec. Dans un sens, tant mieux : cela a obligé le Québec à se concentrer sur la fabrication des québécois. Contrairement au reste du Canada qui a choisi d’investir davantage dans la fabrication du Canada qu’à fabriquer des canadiens.

À partir du moment où le Québec a décidé de laïciser son espace public il y a une quarantaine d’années, il a évacué l’une des deux bases de son identité : la religion. Ne lui restait alors qu’un seul ciment social pour lier toutes ses composantes : la langue. Le français est alors devenu le lieu de convergence à la fois de tous les rassemblements comme de toutes les divisions. En l’établissant comme unique pilier – quel sens auraient en effet laïcité et égalité sexuelle au Québec si cela ne se passe pas en français ? – le pari fût aussi audacieux que nécessaire.

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