Depuis le temps que je suis ici, il m’arrive d’entendre toutes sortes de choses sur le Québec. Il y en a une en particulier qui m’intrigue vraiment : une sorte d’exigence élevée imposée au Québec par des immigrants. Ce n’est pas un phénomène clairement déterminé mais plutôt latent. Vous savez, comme une odeur qui flotte dans l’air mais qu’on est incapable de déterminer exactement ce que c’est. Mais c’est bel et bien là.
Qu’est-ce que j’entends par exigence élevée ? En gros, l’idée que le Québec doit être parfait. Nickel, irréprochable. En particulier sur le plan linguistique. Je l’écrivais encore tout récemment sur le forum : quand le Québec fait preuve de fermeté dans ce domaine, il se fait taxer d’être nazi et replié sur lui-même. Et quand il se montre plus souple, on lui met alors en pleine face à la plus petite de ses incohérences linguistiques.
Itou sur le plan identitaire : quand le Québec veut rappeler l’évidence historique d’un groupe culturel majoritaire, on crie à l’intolérance. Et quand il souligne sa diversité culturelle, on lui rappelle qu’il doit se brancher parce que sinon, l’immigrant ne sait pas sur quel pied danser.
Ce qui est assez hallucinant en soi car on parle ici d’une société de sept millions de personnes. C’est-à-dire rien du tout dans le monde. Et moins que rien du tout dans l’histoire de l’Humanité. Et pourtant, à lire les médias, j’ai parfois l’impression que le sort de l’univers se joue actuellement au Québec.
Et pourtant, on est à des années-lumière de parler d’épuration ethnique, d’assimilation linguistique forcée, de génocide planifié ou de l’émergence inquiétante d’une vague de fond d’extrême-droite. Faut vraiment que quelqu’un m’explique là. Je ne dis pas si on était la plus grande démocratie au monde ou une ancienne puissance coloniale nostalgique de sa gloire d’antan. Mais ce n’est pas le cas. Je le répète : un rien du tout dans le monde. Une tâche sur la carte.
Alors j’ai cherché. Et je n’ai trouvé qu’une seule raison (sur laquelle j’aimerais bien avoir votre avis) : le Québec ne cadre pas dans le décor.
Le décor, c’est l’Amérique du Nord : le continent des grands espaces, de la liberté, des opportunités, de la libre entreprise. Le Nouveau Monde, quoi. Et sur le même thème : les longues routes, les trucks qui s’arrêtent inévitablement dans le resto où les attends la serveuse, son refill de café greffé à la main (et tout autre cliché qui vous conviendra).
Le Québec, c’est à peu près la même chose. La seule petite différence, c’est que ça se passe en français ici.
Pour bien des immigrants au début, ce n’est pas un problème. Au contraire : c’est l’Amérique en français. C’est pratique, ça a même son petit charme. Puis, sans se rendre compte, quelques affaires transforment la petite chose cute en petite incohérence. Qui devient rapidement irritante. Et qu’on finit par élever en contradiction fondamentale, à savoir une dynamique collective de confusion identitaire chronique.
« Vous voulez que ça parle français ici mais avez-vous vu la piètre qualité du français de vos enseignants ? »
« Vous voulez que les immigrants maîtrisent le français mais vous n’êtes même pas capable d’aligner deux phrases (et bonjour la syntaxe d’ailleurs) sans y mettre d’anglicismes. »
« Vous voulez que l’espace public se passe en français mais j’entends et lis partout que la maîtrise de l’anglais est nécessaire pour se trouver un emploi ici. »
Poser de tels commentaires – fondés en partie cependant – c’est postuler que le Québec doit être, dans l’intégralité de son territoire et dans chacun de ses concitoyens, non seulement francophone mais il doit l’être en tout temps et que tout ça doit être parfait. Une perfection à faire renvoyer un Immortel de l’Académie Française réviser sa copie. Comme si le choix collectif d’être une société francophone ne doit souffrir d’aucune exception pour être un choix reconnu comme crédible et cohérent.
Poser un tel postulat, c’est nier la réalité historique, sociologique et culturelle de la société québécoise comme résultat d’un processus évolutif à laquelle toute société est soumise par nature. Autrement dit : il est impossible qu’un choix politique en matière linguistique (Loi 101) se reflète fidèlement et entièrement sur le terrain.
Partant de là, je ne dis pas que les commentaires précédents sont infondés : j’estime cependant intellectuellement malhonnête de les invoquer à titre d’incohérences ou de contradictions linguistiques. C’est-à-dire en tant qu’arguments incontestables de l’échec flagrant de la politique linguistique québécoise. Et par extension, de l’incapacité du Québec à savoir ce qu’il veut sur le plan identitaire.
L’été passé, j’ai passé quelques jours à Toronto : dans un commerce, je demandais – en anglais – le prix d’un article à une dame. Visiblement, elle ne me comprenait pas. Je répète en détachant bien mes syllabes. Même regard déconcerté en retour. J’essaie alors en français. Regard encore plus déconcerté.
J’étais sur Spadina Avenue, en plein Chinatown. Aurais-je dû en conclure que les ontariens ont un sérieux problème d’incohérence linguistique sur les bras ? Certainement pas.
Et pourtant, n’est-ce pas ce qu’un immigrant m’a déjà servi lors d’une discussion autour d’un verre à l’effet qu’il comprend mal un Québec qui se dit francophone « quand la petite vendeuse t’accueille en anglais quand tu rentres dans son magasin sur la rue Ste-Catherine à Montréal. »
Hey chose : la Ste-Catherine est la rue commerçante montréalaise par excellence, que je lui ai répondu.
Dans un Québec qui veut préserver son fait français, il y a deux idées à bien saisir. La première est qu’on veut que ça se passe en français. La seconde est qu’on veut que ça se passe en français au Québec. C’est-à-dire dans une société nord-américaine.
Ça veut dire qu’il faut mettre en perspective cette volonté de maintenir le fait français. La replacer dans le contexte socioculturel où elle s’inscrit. Ceci voulant dire que c’est une certaine idée du français qui est mise de l’avant ici. Pas n’importe quelle idée : celle qui saura considérer le processus de réappropriation comme nation du groupe francophone (depuis la Révolution Tranquille), dans le respect de la minorité linguistique historique (les Anglo-Québécois) le tout en accord avec la réalité géo-économique québécoise (continent à majorité anglophone).
Parce que le québécois n’est ni francophone, ni nord-américain : il est les deux. Sa société sera donc le reflet de cette rencontre. Là où l’immigrant verra une contradiction chez le québécois – vouloir un Québec français mais s’assurer que son enfant soit bilingue – ce dernier n’y verra qu’une évidence. Et là où l’immigrant verra une confusion identitaire – vouloir un Québec laïc mais garder Noël – le québécois y exprime plutôt une insécurité identitaire. C’est-à-dire l’intériorisation du sentiment latent que sa culture est menacée.
Ce qui est différent. L’enjeu n’est pas tant de savoir qui je suis mais plutôt de savoir comment préserver et adapter qui je suis aux évolutions de ce monde.
À cela se rajoute un autre élément, je pense, pouvant expliquer un Québec qui ne fitte pas – pardon, qui ne cadre pas – dans le décor. Et pouvant aussi expliquer les exigences élevées imposées au Québec.
Avec ses revendications nationales historiques – dont le PQ n’a pas le monopole du message – le Québec est l’empêcheux de tourner en rond dans la danse universaliste du multiculturalisme canadien. La fausse note dans la mélodie de la mosaïque culturelle. Vous savez, le casseux de party, le fatiguant qui ne veut pas tourner la page, qui ne veut pas se tourner vers l’avenir.
Vu de l’extérieur, c’est vrai qu’on n’aide pas sa cote de popularité quand on s’oppose à une philosophie prônant le respect des ethnies et la diversité culturelle. Vu de l’extérieur, c’est vrai que ça paraît bizarre d’être réticent à une Charte Canadienne consacrant les droits et libertés individuelles.
On se dit alors à ce moment-là que le Québec est mieux d’avoir de TRÈS bons arguments pour justifier un nationalisme réticent à la diversité culturelle et aux libertés individuelles. Et à partir de là, pratiquement chaque nouvelle, chaque événement et chaque phénomène social en œuvre dans la société québécoise sera évalué à l’aune de cette attente en comparant systématiquement avec le modèle multiculturel canadien.
Dans cette perspective, il est couru d’avance que le Québec sera perdant. Non pas parce qu’il est plus raciste, plus xénophobe et plus nazi : il ne fitte simplement pas dans le décor qui, à tort ou à raison, semble plus adapté aux « nouvelles réalités » que sont la connaissance de l’anglais, la mondialisation des échanges et l’intensification du brassage culturel.
Et la seule façon pour lui d’espérer regagner un peu de considération, c’est d’être parfait. C’est bien connu : plus on part bas dans l’estime d’autrui, plus la barre sera placée haute. C’est un peu l’histoire de la femme qui doit travailler deux fois plus que ses collègues masculins pour espérer obtenir le même respect.
Attention : je ne dis pas qu’il n’y a pas de problème de qualité du français chez nos enseignants. Je ne dis pas non plus que les québécois parlent un français impeccable. Mais la question est cependant justement là : qu’est-ce qu’on entend par « impeccable » ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Mais ce que je sais par contre, c’est que je veux rester qui je suis en composant avec une réalité majoritairement anglophone.
Sur Télé-Québec, il y eut récemment un débat intéressant où les panélistes se demandaient si la critique journalistique était complaisante ou non avec le milieu culturel québécois. Comme c’est un petit milieu – où tout le monde se connaît – investit de la lourde mission de porter la culture d’une société en logique de survie, la question était effectivement pertinente.
C’est déterminant dans une société minoritaire où la cohésion sociale est une lutte quotidienne : trouver l’équilibre entre la juste valorisation culturelle pour maintenir le Soi collectif et la juste critique culturelle favorisant l’excellence pour faire progresser ce même Soi. Et dans ce domaine, l’argument souvent avancé est celui de Céline Dion : « comment prétendre se distinguer culturellement du reste de l’Amérique du Nord quand l’artiste québécoise la plus connue dans le monde en est justement un stéréotype ? ».
Tout bêtement parce que la culture québécoise est aussi nord-américaine. Et si jamais le milieu culturel québécois faisait dans le nationalisme artistique pur et dur – ce qui serait culturellement et économiquement stupide – on sait ce qui se dirait : repli, conservatisme, attitude réactionnaire.
C’est plutôt l’absence de Céline Dion qui serait très inquiétante à certains égards. Tout comme il serait préoccupant de n’avoir que des Céline Dion dans le paysage culturel québécois. Or, aucune de ces deux situations n’est la réalité.
Le comédien (et québécois d’adoption) Serge Postigo a dit un jour que la langue française au Québec est comme la conjointe à nos côtés depuis tant d’années : on a finit par la prendre pour acquise. Il dit vrai. C’est le bout qui appartient à la société québécoise : se réapproprier sa langue. L’autre bout appartient à l’immigrant qui doit s’approprier la réalité nord-américaine de la langue française au Québec.
Et je m’étonne toujours de voir les tenants du multiculturalisme canadien – ceux-là mêmes censés soutenir la diversité culturelle – s’en prendre aussi durement avec l’unique société francophone en Amérique du Nord, c’est-à-dire un des endroits contribuant justement à maintenir la diversité culturelle sur ce continent. Et exiger du même souffle que le Québec soit parfaitement et totalement cohérent, n’est-ce pas favoriser – même involontairement – l’établissement d’un potentiel régime de pensée unique ? C’est-à-dire ce qu’ils redoutent justement par ailleurs, eux en particulier ?
On ne peut pas plaire à tout le monde. Il y aura toujours quelqu’un qui ne sera pas d’accord. Commencer à réaliser cela comme individu tout comme société, c’est commencer à réaliser que l’unanimité n’est pas un choix de société viable mais une exigence élevée utopique.
Merci de votre indulgence si d’aventure mon français n’est pas impeccable et surtout, bon congé de fin d’année.
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