Il s’en est passé des choses ces derniers temps sur le front de l’immigration, de l’interculturel, de l’intégration culturelle et des accommodements raisonnables. Évidemment, ça fait un nouvel os à ronger pour tout le monde, en particulier pour celles et ceux qui ont une opinion toute prête sur tout. Surtout que maintenant, les Jeux Olympiques d’hiver étant terminés, il faut se trouver quelque chose à faire.
Et l’on peut d’ores et déjà s’attendre à lire, entendre et voir un peu partout dans les médias les mêmes commentaires tranchés et autres réflexions ne s’embarrassant pas de futilités que sont nuances et subtilités, pourtant si nécessaires dans ce genre de débats sociétaux. Niqab ou pas niqab en cours de francisation ? Retrait ou pas retrait des droits des gais dans le guide des immigrants ? Modifier ou ne pas modifier le calendrier scolaire pour accommoder certaines écoles au Québec ?
Habituel rongeur d’os dans mes chroniques, je vais cependant passer mon tour pour cette fois dans ce papier. Je voudrais plutôt vous entretenir de ce qui s’est passé lundi dernier, le 1er mars. Il s’est passé quelque chose qui a concerné des milliers de personnes et dont on n’en a pourtant pas entendu parler. Ce lundi-là – outre le fait que c’était le dernier jour pour cotiser à des REER – c’était la date limite pour envoyer sa demande d’admission pour quiconque souhaite étudier dans un cégep ou une université partout au Québec à la prochaine rentrée, en septembre prochain. Et dans les milliers de personnes qui ont envoyé leur demande, soit par internet ou par la poste, il y en avait une poignée qui était des immigrants dont la grande décision, exception faite de celle d’immigrer dans le plussss beau grand pays du monde bien entendu, consistait alors à retourner aux études.
Personne ressource concernant l’orientation scolaire et professionnelle dans un service de francisation (du même genre que celui avec l’affaire récente du niqab), j’ai donc accompagné quelques immigrants dans leurs démarches de préparation et de constitution de dossier d’admission dans les dernières semaines précédant le 1er mars. Pour qui connaît juste ce qu’il faut du système scolaire québécois – comme tout système administrativo-bureaucratique digne de ce nom – c’est déjà un vrai labyrinthe. On peut alors avoir une petite idée de ce que peut alors ressentir l’immigrant qui n’y connaît pratiquement rien. Comme partout ailleurs dans le monde, le système scolaire québécois est organisé, agencé et constitué pour répondre de manière la plus satisfaisante au profil scolaire le plus répandu au Québec, c’est-à-dire celui de l’étudiant québécois qui a fait toutes ses études ici au Québec et en français – ce qui est normal.
Ça l’air vraiment stupide de rappeler une telle évidence – et ça l’est effectivement dans un sens – mais je pense qu’on ne prend réellement conscience de ce genre d’évidence que lorsqu’on se retrouve impliqué à accompagner une personne dont le profil scolaire ne correspond pas à la norme générale. Et là, ce qui relevait aller de soi la seconde d’avant nous apparaît la seconde d’après comme quelque chose de compliqué, d’inadapté, de véritablement kafkaïen dans tout ce qu’une structure peut avoir comme force d’inertie. C’est un peu l’histoire de la personne qui a toujours nagé dans le sens du courant et qui, maintenant, veut le remonter et réalise alors toute la force de résistance du courant qu’elle ne sentait pas auparavant. Ainsi, dans les semaines qui ont précédé la date tyrannique du 1er mars, j’en ai fait courir des immigrants : aller envoyer untel au Ministère de l’Immigration pour faire l’attestation d’équivalence obligatoire, envoyer tel autre voir l’aide pédagogique individuel de tel programme collégial, demander à l’autre qu’il téléphone à sa famille pour qu’elle lui envoie par télécopieur tel relevé de notes devenu soudainement indispensable. C’est aussi négocier, tordre un peu le bras du système quand c’est trop rarement possible, le forcer à s’assouplir un tout petit peu – genre de petit accommodement raisonnable temporaire – pour étirer les échéancier à l’extrême limite. Parfois en personne mais le plus souvent au téléphone avec un responsable administratif anonyme perdu quelque part au Québec dans son bureau tout aussi anonyme pour lui arracher une autorisation et tout ça avec mon immigrant, silencieux et raidi à côté de moi dans le bureau, tellement on a l’impression que toute sa vie se joue là, tout de suite, maintenant.
Et c’est vrai, dans un sens que toute sa vie se joue là, à chaque autorisation arrachée, à chaque signature acquise, à chaque équivalence obtenue de justesse : au début de son immigration, à chaque étape on joue un petit peu sa vie jusqu’au jour où, parce qu’on a tenu bon, on ne la joue plus car on l’a enfin acquise cette vie si recherchée. On nage alors, comme tout le monde, dans le sens du courant. Mais pour l’instant, ce qui se joue, ce n’est même pas le retour aux études : c’est l’envoi de la demande d’admission. Après, il faut attendre, anxieusement, la décision. Et si c’est positif, on crie victoire cinq minutes pour ensuite se replonger dans l’aventure de l’inscription, de l’aide financière aux études, de l’adaptation aux façons d’enseigner, de trouver le chemin menant à la bibliothèque sur le campus, de comment faire des photocopies … Le petit pas d’aujourd’hui, dans le présent immédiat, c’est pourtant celui qui rapproche un tout petit peu plus de la vie recherchée, si lointaine, là-bas, tout là-bas dans le futur. C’est dans ce double rapport au temps que sont les immigrants que je rencontre pour les accompagner dans un projet de retour aux études. Et c’est ce que je leur rappelle quand ils ont des petits moments – compréhensibles – de découragement. Et là, le regard change immédiatement : il redevient alors lointain, tendu vers cet avenir, un petit peu pour soi mais tellement plus pour sa famille. On repart. Il faut donc sublimer un peu le futur pour mieux rendre supportable les vicissitudes du présent. C’est donc tenter de rassurer, autant la personne qu’on accompagne que soi-même ; pour ne surtout pas lui montrer son propre découragement.
Ça a l’air d’être le véritable parcours du combattant et ça l’est dans un sens pour quiconque veut rentrer dans un système (éducatif, marché du travail, équipe de sport, association, etc.) dont il ignore à peu près toutes les règles d’usage et dont lesdites règles (d’admission, de fonctionnement) n’ont pas été construites en fonction du profil de la personne. Encore une fois, c’est normal. Mais ce n’est pas aussi dramatique que la manière dont j’en parle. Et ici, pas de recette miracle : il faut juste s’informer adéquatement avant d’immigrer, pas en vue de maîtriser toutes les arcanes du système scolaire mais simplement pour savoir quelle est la bonne porte sur laquelle frapper pour parler à la bonne personne quand ou si survient la décision de faire un retour aux études, une fois ici.
Là, maintenant, le dossier est envoyé, les frais d’admission payés ou envoyés par chèque et l’attente a commencé. Ainsi, alors qu’on s’agite – et avec raison sur le principe – pour un niqab, les droits des gais dans un guide d’immigrant et une modification de calendrier scolaire par le gouvernement, pendant ce temps, plusieurs immigrants attendent de savoir si dans quelques semaines ils seront admis dans leur programme d’études pour espérer réaliser, plus tard, leur projet professionnel, leur rêve de vie. Il n’y a là rien d’extraordinaire, ni rien d’exceptionnel si ce n’est un Québec qui, pendant ce temps, se construit tranquillement, aussi de cette façon.
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