Chaque fois que le débat sur la sauvegarde de la langue française au Québec refait surface sur la scène médiatique, quelques voix s’élèvent notamment parmi les immigrants pour dire qu’il faudrait d’abord que les Québécois maitrisent la langue de Molière pour s’inquiéter ensuite du fait que des nouveaux arrivants ne la parlent pas chez eux. Parce que le Parler des Québécois ne serait pas totalement conforme aux règles de grammaire du Français, on n’aurait donc pas le droit de s’inquiéter de son recul et de l’avancée de la langue de Shakespeare dans l’ile de Montréal ? C’est comme si tous les habitants de l’hexagone parlaient un Français académique ! Une langue est avant tout le moyen qui permet à des peuples de communiquer et d’exprimer une identité, une culture et des émotions. Et le français québécois remplit toutes ces fonctions.
Les Québécois qui ont résisté pendant plusieurs siècles à l’anglais, langue des 300 millions d’habitants de l’Amérique du Nord et de la première puissance mondiale, méritent le respect – de la part des immigrants francophones notamment – pour avoir maintenu une petite forteresse que des centaines de milliers de gens à travers le monde rêvent aujourd’hui de rejoindre : Une terre où l’on parle français, où l’on se soucie de l’écologie et de la justice sociale, où l’on est en général contre les guerres impérialistes et expansionnistes, où les libertés fondamentales sont garanties… où l’on est presque plus «Européen » qu’en Europe.
Que l’on s’entende bien. Il ne s’agit pas de rendre responsable l’immigration, et particulièrement les allophones, du recul du français à Montréal. Pourquoi en effet ces derniers feraient-ils, d’eux-mêmes et comme par enchantement, l’effort de parler français quand il leur suffit d’apprendre l’anglais pour être fonctionnel sur le plan professionnel à Montréal et dans les autres grandes villes canadiennes ? Mais exempter les immigrants de la responsabilité directe du recul du français ne doit pas passer sous silence cette réalité.
Dès lors, les critiques qui sont faites aujourd’hui aux Québécois me rappellent, à bien d’égards, celles formulées, il y a quelques décennies, par certains enseignants moyen-orientaux, que le gouvernement algérien faisait venir dans le pays pour soutenir le processus d’arabisation du système éducatif. Ces Profs, non seulement, s’étonnaient qu’une partie de la population parle le berbère – qu’ils considéraient comme le dialecte de montagnards incultes – mais disaient aussi que les Algériens arabophones ne parlaient pas la même langue que les Égyptiens, les Syriens…etc. Ils trouvaient que c’était inadmissible pour un pays membre de la Ligue arabe. Il est vrai que l’arabe algérien n’est pas tout à fait la même chose que l’arabe classique (littéral). Il est aussi vrai que ces enseignants étaient induits en erreur par la propagande du régime algérien qui faisait passer l’Algérie pour un pays arabe – comme les autres – et les Algériens pour un peuple arabe. Ce discours était d’autant plus trompeur que les officiels algériens ont l’habitude d’employer l’arabe classique pour s’adresser au peuple alors que Hosni Moubarak, le président égyptien, s’exprime lui en arabe égyptien. Le journal télévisé algérien est présenté en arabe classique sauf dans des situations exceptionnelles où le régime a vraiment besoin que le peuple « comprenne ». Ce fut le cas par exemple lors des grands événements d’octobre 88 quand des millions de téléspectateurs découvrent un soir, comme par miracle, que la championne de la langue de bois, la présentatrice vedette Zahia Benarous savait parler leur langue : l’arabe algérien.
La réalité est que les Arabophones algériens ne sont pas plus Arabes que les Québécois sont Français. Une femme au foyer arabophone qui n’a pas été à l’école – il en existe encore – ne comprendra pas beaucoup de choses au contenu du journal de son propre pays diffusé dans l’arabe classique. L’arabe algérien a été influencé par plusieurs langues et notamment par le berbère et le français mais il est la langue parlée par une majorité d’Algériens. Et cela, tout esprit libre doit le comprendre et le respecter. Comme le disait Kateb Yacine, sans doute le plus grand nom de la littérature maghrébine d’expression française, « quand on parle au peuple dans sa langue, il ouvre grand les oreilles ». C’est pour ces raisons que les élites progressistes en Algérie ont toujours revendiqué la nécessité de développer l’arabe algérien mais aussi le Tamazight (berbère), première langue du peuple algérien. Cette dernière est encore plus menacée au même titre que le français au Québec. Tamazight n’a été reconnue comme langue nationale (Pas encore officielle) qu’en 2002 après de longues luttes. Kateb Yacine disait, il y a quelques décennies, « On croirait aujourd’hui, en Algérie et dans le monde, que les Algériens parlent l’arabe. Moi-même, je le croyais, jusqu’au jour où je me suis perdu en Kabylie. Pour retrouver mon chemin, je me suis adressé à un paysan sur la route. Je lui ai parlé en arabe. Il m’a répondu en Tamazight. Impossible de se comprendre. Ce dialogue de sourds m’a donné à réfléchir. Je me suis demandé si le paysan kabyle aurait dû parler arabe, ou si, au contraire, j’aurais dû parler Tamazight, la première langue du pays depuis les temps préhistoriques ». Kateb Yacine était un Berbère né dans une région arabisée : comme sont anglicisées des régions canadiennes à l’origine peuplées de francophones. Kateb Yacine est devenu ensuite l’un des plus fervents défenseurs de la cause amazighe (berbère) et de la promotion de l’arabe algérien.
Au Québec, moins de 8 millions d’habitants, la langue de la majorité est le français. Elle ne serait sans doute pas menacée si le Québec était indépendant mais il n’est qu’une province d’un pays dont la langue dominante est l’anglais qui plus est la langue utilisée dans les échanges économiques mondiaux. C’est entre autres pour cela qu’une partie des Québécois lie la question de la sauvegarde du français à la question de la souveraineté. En Kabylie, il n’existe pas de courants connus aspirant à son indépendance. Même les autonomistes restent minoritaires. Le fait que la région de Kabylie a payé un lourd tribut dans la lutte pour l’indépendance du pays explique en partie l’attachement de sa population au drapeau algérien. Il faut dire aussi que la question nationale algérienne est née dans la diversité durant les luttes contre la colonisation. Le Québec, par contre, est déjà autonome sur plusieurs plans mais l’identité et la culture francophones demeurent sous la menace.
Qu’il existe un problème de maitrise da la langue française dans les écoles et dans les Cegeps est une chose et mérite sans doute un traitement particulier mais l’enjeu principal est de faire en sorte d’empêcher que ce qui est arrivé aux francophones de la Louisiane et dans certaines régions du Canada arrive aussi au Québec : une langue qui n’est pas entretenue et utilisée comme outil de communication entre les membres d’une société est menacée de disparaitre. C’est, je crois, ainsi qu’il faut interpréter les craintes des Québécois. C’est le même genre de craintes qu’ont eu et qu’ont encore les Kabyles en Algérie. Plusieurs composantes berbérophones ont été arabisées ou en passe de l’être dans ce pays mais aussi en Tunisie, Libye et au Maroc. Face à une langue concurrente et dominante – l’anglais au Canada et l’arabe au Maghreb – une langue minoritaire risque de disparaitre si elle ne bénéficie pas de toute l’attention nécessaire.
Il est donc légitime que les Québécois agissent pour l’avenir de leur langue mais il est aussi du devoir des nouveaux arrivants et surtout des francophones de se solidariser avec eux dans les initiatives démocratiques prises pour protéger cette langue. Cela, parce que c’est une cause juste et… cerise sur le gâteau : il s’agit aussi sauvegarder l’acquis que représente le privilège de vivre en français… à quelques heures de route de New York : cette mégapole anglophone.
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