J’ai évoqué dans ma dernière chronique quelques différences culturelles lorsque les mondes du québécois et de l’immigrant se rencontrent. Bien des raisons peuvent expliquer ces différences. Il en est une cependant que je trouve bien intéressante. Permettez-moi d’en discuter avec vous aujourd’hui.
L’autre jour, j’ai eu un dégât d’eau : bris de tuyau chez le voisin au-dessus, l’eau coule chez moi. Prend le téléphone, appelle la propriétaire, la Régie du Logement et l’assurance avec chaudières et vadrouille dans l’autre main. Mais l’important ici est que le soir même, je savais exactement quoi faire, comment le faire, qui je devais encore contacter, qu’est-ce que je pouvais et ne pouvais pas faire suite à ce dégât d’eau.
Ma propriétaire et compagnie, c’était l’évidence. C’est-à-dire, c’est ce qu’il faut faire en de telles circonstances. Ainsi, il existe une procédure-à-suivre, sorte de combinaison de nos droits et responsabilités en fonction de la situation rencontrée. Exemples : la CSST si on se blesse durant le travail, la RAMQ pour renouveler notre carte soleil, le 911 si on se fait agresser. Et si nous suivons cette procédure, c’est aussi parce que nous avons une certaine confiance en la capacité de ces institutions à faire respecter nos droits.
Ainsi, chacun de nous a une sorte de bulle individuelle de droits et de responsabilités qui l’entoure en permanence quoi qu’il fasse et où qu’il soit. Une sorte de protection juridique portative qui prend, au niveau sociétal, le nom d’État de Droit. En expulsant la Religion hors de son champ social, la société québécoise l’a remplacé par le Droit : j’irai peut-être en enfer si je fais de l’argent mais en attendant, j’ai le droit d’en faire. Et en tant que collectivité, on a créé les mécanismes nécessaires pour assurer la pérennité de ce Droit (système politique, structure juridique, institutions, organismes de défense, etc).
Dans le monde d’en face, les sociétés d’origine des immigrants, c’est pas mal différent. Dans certaines, la Religion domine encore largement l’espace social. Djaneta, entre guerre civile en Afghanistan et madrasa au Pakistan, n’a jamais compté sur le Droit pour s’en sortir car ce n’est pas lui qui organise concrètement la vie civile. Elle compte d’abord sur elle, un peu sur les autres et surtout sur Lui : un jour se dit-elle, je pourrai immigrer au Canada si Dieu le veut.
Dans d’autres, si la société est devenue un espace de droit comme au Québec, les gens ne peuvent pas vraiment s’y fier. Dans l’affaire Khalifa, un scandale politico-financier en Algérie qui a ruiné des milliers de petites gens, Ahmed ne comptait plus sur l’état pour récupérer son argent : un jour, si Dieu le veut, il pourra vivre au Canada, là où on respecte les lois. Melinda, une maman colombienne, était heureuse d’apprendre qu’Eduardo, son fils, avait été accepté en Technique Policière au Cégep. Non pas parce qu’il allait réaliser son rêve, non pas du tout. C’était parce qu’une fois qu’il serait policier, elle ne serait alors plus obligé de payer un pot-de-vin pour que des policiers daignent se déplacer comme elle l’a toujours dû le faire en Colombie.
Pour eux, l’État de Droit est un concept bien étranger. Au point que cela influence profondément les rapports sociaux de Djaneta, Ahmed et Melinda. Et quand ils rencontrent les québécois Mario, Denise ou Julie qui ont toujours pu faire du Droit une notion bien concrète, les différences émergent, s’expriment, explosent. Exemples :
Kim, récemment débarqué du Vietnâm, s’est toujours appuyé sur l’économie souterraine pour vivre. C’est le travail au noir, le troc, le chapardage, la corruption, le piston pour obtenir un emploi, un document, rien de bien méchant, la débrouillardise quoi. Le Droit, légal et officiel, n’y a jamais été capable de nourrir les enfants de Kim. Mais le voisin avec son petit potager, oui. Ou l’ami avec son petit trafic au port, oui. Et pour le reste, à défaut de faire confiance au Droit, on ponctue chaque espoir d’une vie meilleure d’un « si Dieu le veut ». Une fois au Québec devant moi, il est longtemps resté dubitatif. Dans son monde, je suis un fonctionnaire : derrière un bureau, en chemise à remplir des documents administratifs. Ayant toujours connu une administration corrompue, il pensait donc qu’il fallait négocier avec moi pour obtenir quelque chose. Il m’a alors longtemps analysé, tenté de lire entre les lignes ou de deviner quel genre de « petit cadeau » j’aimerai avoir. Il a fini par comprendre que ce n’était pas une question de petit cadeau mais de droit : il était admissible à l’aide financière aux études, point barre.
Diouf, dans son Angola natal, savait trop bien qu’il était inutile d’espérer de l’aide des fonctionnaires de Luanda, la capitale. Une sécheresse, quelqu’un se blesse au village, un incendie : c’est d’abord la communauté immédiate qui aide, secoure, réconforte et jamais Luanda, si lointaine. À force, ça marque les rapports sociaux. Diouf le sait : n’importe quoi peut nous tomber dessus n’importe quand et s’il peut être celui qui a aidé hier, il peut être celui qui aura besoin d’aide demain. On sait jamais, Dieu seul le sait. Ainsi, chacun devient une ressource potentielle non seulement pour n’importe quelle difficulté mais aussi pour sa proximité. Se développe alors un réseau de solidarité globalisé, informel mais solide entre villageois combinant chaleur et convivialité. Arrivé au Québec, Diouf est déstabilisé : à la RAMQ, il apprend que non seulement il doit limiter ses échanges avec l’agente strictement à sa demande de carte soleil mais, en plus, il doit s’adresser là-bas au MICC pour son diplôme, encore là-bas à la Commission Scolaire pour ses enfants et de l’autre côté au CLSC pour sa femme enceinte. Ici aussi, le Droit colore les rapports sociaux : le découpages des droits conduit à la division des codes sociaux selon la personne, la situation, le motif.
Khaled, du Maghreb, a lui aussi intégré cet art de la négociation propre à toute société où le Droit a failli à sa mission d’infaillibilité, d’intégrité et d’exactitude. En effet, pas le choix que de savoir négocier dans un pays où chaque loi est interprétable à souhait et que plus on a de l’argent, plus on peut la contourner. Alors Khaled négocie pour une attestation, un document, une autorisation. Il est même devenu très bon dans cet art où l’approximatif, l’ambiguïté et l’incertitude règnent. Rendu au Québec, si Khaled accepte assez bien la rectitude et la précision des règlements de la société, il pense toujours qu’il peut encore négocier. 1er mars, date limite de la demande d’inscription à l’université ? Bah, si je l’envoie le 02 ou le 03 mars, y’a moyen de s’arranger avec le Registraire. Suffit juste que Khaled trouve le petit chef avec qui résoudre ce retard. Y’a moyen de moyenner comme on dit icitte. Et pour le reste, c’est comme d’habitude : Inch’Allah.
Bienvenue au royaume de la relativité, surtout concernant les concepts de moralité ou d’intégrité : Kim ne comprend pas pourquoi la série télévisée Les Bougon a autant de succès au Québec : « là d’où je viens, ce que fait la famille Bougon, tout le monde le fait : pas le choix pour s’en sortir ! ». Diouf a provoqué l’indignation de ses premiers amis québécois en leur disant qu’il avait déjà chassé et mangé une espèce de singe en voie de disparition pour survivre. Point de culpabilité : « le concept de protection des animaux est un concept d’hommes rassasiés » dit-il.
Alors quand les Kim, Aziz, Diouf et Melinda du monde arrivent au Québec, ils sont déstabilisés. Oui bien sûr : l’hiver, la nourriture, l’accent, les expressions locales. Mais ça, ça fait partie du folklore. Ça fait gentiment sourire. Ce qui est plus subtile mais tout aussi déstabilisant, ce sont les structures, le pragmatisme et le rationalisme nord-américain, l’importance des règles, l’existence et surtout la garantie d’une petite bulle individuelle de protection juridique portative.
Si pour eux l’erreur EST une partie normale de leur société d’origine (l’électricité coupé sans préavis, l’arrestation arbitraire du voisin), ici, ils peuvent écrire au webmestre en cas d’erreurs relevées sur un site internet ! Si l’art de la négociation se faisait de manière implicite et dépendait grandement des arguments, du réseau de contact ou de la taille du petit cadeau, ils apprennent que cet art ici a été institutionnalisé par le Droit et qu’il s’appelle maintenant « recours », « requête », « aller en appel », « à l’amiable ». Si dans leur pays ils comptaient beaucoup sur un Dieu transcendant et spirituel, ils apprennent qu’ici, Dieu a été renommé en réseau de la santé et des services sociaux ou en ministère de l’éducation. Et que les quelques petits bouts qui en restent sont priés de rester dans la sphère privée du foyer, marci ben.
Bien sûr, la perfection n’est pas de ce monde et encore moins dans la société québécoise qui n’a aucune prétention à porter ce titre d’ailleurs. En effet, elle connaît son lot de corruptions, de processus administratifs aussi aléatoires que la physique quantique et de failles juridiques. Le scandale des commandites est un très bon exemple du délit (déni ?) flagrant face au Droit. Ce dernier a alors déployé toutes les armes à sa disposition : une Commission Gomery, des rapports, des condamnations et même la tête d’un Premier Ministre du Canada de manière indirecte.
On peut débattre longtemps sur ce scandale comme défaillance temporaire ou échec cuisant du Droit, c’est-à-dire sur son incapacité à empêcher l’impunité, expression même du non-droit. Personnellement, je préfère justement y voir l’expression d’un Droit en évolution constante, ce dernier reflétant d’ailleurs l’évolution de son Créateur. Je parle ici bien sûr de l’Homme.
Et cela m’a permis de comprendre pourquoi des immigrants possédant de solides formations universitaires dans diverses domaines continuaient à avoir une position encore bien ancrée en faveur de la Religion. Non pas qu’une personne scolarisée devrait devenir non-croyante, pas du tout. Mais elle devrait, je pense, avoir développé un certain esprit critique fondé sur le rationnel, la logique. Or, il est aussi une question de culture et de tradition. Et plus précisément de pénétration du Droit dans la société. Et ce processus de pénétration dans les ramifications de l’espace social prend du temps car il doit rencontrer et cohabiter avec la Culture et la Tradition, piliers fondateurs de cet espace social.
Par exemple : prenez un petit africain qui n’a jamais quitté son petit village et mettez lui dans les mains un ordinateur connecté à internet. Et vous vous dites que dans quelques semaines, il sera capable de naviguer sur la toile comme n’importe quel petit occidental. À peu de choses près, c’est ce raisonnement-là, très illusoire, que beaucoup de pays en voie de développement ont eu lorsqu’ils ont implanté le Droit dans leur société et se sont dit que d’ici une génération ou deux, ils passeraient de la Tradition au Droit. Le cas de la kemalisation de la Turquie est révélateur en ce sens alors que la genèse du Droit dans les sociétés occidentales a pris des siècles.
Quand j’étais enfant – début des années 80 – la Nouvelle-Calédonie était déjà depuis longtemps une société de droit calquée sur le modèle métropolitain. À l’époque, nos parents avaient pour habitude de nous corriger à coup de tuyaux d’arrosage. C’était comme ça, ça marchait ainsi. Personne ne trouvait cela plus cruel qu’autre chose. Et durant la récréation, on le disaient à nos camarades de classe, ceux directement débarqués de France, car leurs réactions d’effroi nous faisait marrer. Surtout le bout où ils nous disaient d’en « informer immédiatement la DPJ ». Bien sûr que la DPJ existait sur l’île mais bon, que voulez-vous, c’était une île justement. Une culture insulaire faite de traditions où le Droit existait certes, mais seulement quand on se rendait au comptoir du fonctionnaire. Partout, même dans les pays développés, il existe encore de ces hameaux perdus dans des vallées où le Droit ne s’est pas encore rendu et où les affaires se règlent comme elles se sont toujours réglées. Au Québec, le ramancheur est un bon exemple de cette survivance hors du Droit.
Alors quand l’état n’a pas les moyens de porter son Droit dans tous les recoins du pays – ce qui est le cas de bien des pays en voie de développement – l’enfant du village qui se rendra à la capitale pour devenir un futur ingénieur ou chercheur porte profondément en lui le poids de la Tradition et la force de la Religion. Et souvent, il n’y aura pas de conflit entre Religion et Droit. Parce que la Religion a déjà gagné la bataille. Pourquoi ? Mon idée est que le Droit est fréquemment arrivé dans le pays avec le colonisateur qui a imposé – et non adapté – la structure administrative de la métropole. Et quand le colonisateur a fini par partir, de gré ou de force, l’espoir suscité de voir ce Droit enfin repris par les élites locales s’est mué en amertume face à corruption de ces mêmes élites. De là, il n’est guère étonnant de voir plusieurs immigrants se réfugier dans la Religion, vu l’impossibilité historique de croire le Droit.
Alors quand cet immigrant arrive au buffet des richesses sociales du Québec, c’est comme tendre un bidon d’eau fraîche à une personne assoiffée dans le désert en lui disant que si elle veut en boire, ben elle n’a qu’à se servir. L’immigrant a alors instinctivement une réaction de méfiance – l’habitude – puis tente de négocier et comprend finalement qu’il peut se servir. Et là, c’est le party. Tant qu’il en a le droit, il prend tout ce qui passe : prêts et bourses, allocations et probablement ce qui crée le plus de frustrations, l’assistance-emploi (bien-être social). Free for all. C’est là où le décalage est frappant. Pour le québécois, ce buffet de richesses sociales est, premièrement, le résultat d’une volonté collective de se doter d’un système social basé sur le travail de chacun. Autrement dit, non seulement Dieu n’y est strictement pour rien là-dedans mais, en plus, chacun y participe et des mécanismes assure la pérennité de ces richesses. Pour l’immigrant, condamné depuis des années à ne pouvoir regarder ces richesses qu’à travers les vitrines du magasin de l’Occident sans pouvoir en profiter, il saisit justement l’occasion qui lui est offerte sur un plateau d’argent d’en user, d’en abuser. Parce que si ça se trouve, demain peut-être, pour une raison administrative obscure, il ne pourra peut-être plus en bénéficier.
C’est cette incertitude face à l’avenir, entretenue par un Droit défaillant dans son pays d’origine, que l’immigrant a intériorisé et qui s’exprime dans son attitude de méfiance, de négociation et de débrouillardise. Cela pourrait également expliquer que la Religion soit devenue son refuge. En Occident, l’incertitude existe aussi bien entendu mais elle n’est pas du même ordre : contrairement à l’immigrant, nous sommes plus à l’abri d’une arrestation arbitraire par la police, d’un licenciement abusif ou d’une tentative de soudoiement d’un fonctionnaire. Car on a des recours, on a des droits. Si Droit le veut, j’aurai une vie meilleure. Et sans être parfait, notre système juridique est cependant suffisamment élaboré pour que nous ayons moins d’incertitudes face aux aléas de la vie. Rendant de ce fait la Religion moins pertinente.
L’affaire Maher Arar est un très bon exemple à la fois de la défaillance et de la confiance que la société canadienne entretient avec le Droit. En effet, exception faite du refus actuel des États-Unis de lever l’interdiction d’entrée sur son territoire à ce canadien d’origine syrienne, le Canada a rétabli sa réputation en le blanchissant de toute activité terroriste, lui a présenté des excuses officielles et lui a versé des dédommagements. Ce genre de situation a pour principal intérêt de maintenir la confiance de la population envers le Droit. Et donc de continuer à croire à la bulle juridique individuelle portative tout autour de chacun d’entre nous.
Tout au long de cette chronique, grande fût ma vigilance de ne pas déraper sur ce sujet si glissant qu’est la religion. Mais tout aussi grande fût, au contraire, ma tentation d’analyser les accommodements raisonnables par la lunette du Droit et de la Religion. J’aime à croire qu’on comprendra que je ne cherche pas à faire la promotion du bon droit face à la méchante religion. Ou l’inverse. L’idée maîtresse fût toujours de comprendre l’Autre, qu’il soit québécois ou immigrant. Comprendre avant de juger, d’un bord comme de l’autre. Juger alors que je parle de Droit, elle est bonne celle-là.
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