Une fois n’est pas coutume, je ne parlerai pas dans ce billet de mes sujets de discussion préférés (multiculturalisme, politique, identité québécoise et tutti quanti). Ça va faire du bien d’aérer les neurones sur d’autres sentiers.
J’ai découvert il y a quelques années Erving Goffman, un sociologue canadien fascinant : je n’ai pas la place pour rendre justice de manière satisfaisante de la contribution très originale de ses réflexions à la sociologie, mais une partie de ses travaux ont porté (le monsieur est décédé en 1982) sur l’étude des interactions sociales et en particulier lorsqu’elles font interagir un individu « normal » et un individu « stigmatisé ».
Vous me demanderez alors, tout habité du relativisme culturel qui caractérise notre modernité : qu’est-ce qu’être normal et qu’est-ce qu’être stigmatisé ? Patience. Goffman apporte des réponses très intéressantes à ces questions pertinentes. Cela fait longtemps que je voulais m’amuser à faire des transpositions de ses travaux dans une chronique en lien avec l’immigration. Le temps est enfin venu. Bien sûr, rien de tout cela est scientifique : ce sont simplement des réflexions qui, cependant, devraient susciter des réflexions intéressantes.
Le point de départ de Goffman est que chaque individu entrant en contact avec un autre a certaines attentes sur l’interaction qu’il va avoir. Ces attentes sont dites normatives car elles sont le reflet de la culture, des normes et de l’ordre social dans lesquels l’interaction prend place. Par exemple, lorsqu’on salue une personne, on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elle réponde à notre salut. Ou lorsqu’on va voir notre médecin, on s’attend à ce qu’il nous pose des questions sur notre santé … et non qu’il nous parle de sa vie personnelle. Et on peut ainsi multiplier les exemples à l’infini. Ainsi, ceux qui prétendent aborder l’immigrant sans aucun préjugé sont soit très naïfs, soit très hypocrites. Qu’on le veuille ou non, on aborde toujours autrui avec une façon de voir le monde. Dans ce papier, je ne m’intéresserai pas à savoir si cette façon est « bonne » ou pas.
Quand deux personnes normales entrent en interaction, tout va bien : toutes deux savent quoi dire, quoi faire, quoi répondre à la question de l’autre, etc. L’échange est fluide, sans surprise. Là où ça se complique, c’est quand l’interaction implique une personne normale et une autre ayant un stigmate. Ici, la personne normale est déstabilisée car elle ne peut mener une interaction fluide car le stigmate de l’autre personne vient interférer. Imaginez-vous – en supposant que vous tenez le rôle de la personne normale – que vous discutez avec une personne défigurée : malgré toute votre compassion et votre politesse, il est pratiquement impossible d’avoir avec elle une interaction fluide car son stigmate prend toute la place, c’est-à-dire qu’il oriente jusqu’à un certain point vos échanges.
La personne stigmatisée est ici celle qui ne répond pas ou ne satisfait pas aux attentes normatives de la société dans laquelle elle vit. Autrement dit, toute société a ses modèles de normalité : au Québec, c’est (encore) être caucasien, de tradition catholique et francophone (je sais, je simplifie mais vous aurez compris là où je veux en venir). En Indonésie, ça sera une personne à la peau basanée, les cheveux de couleur noire et de confession musulmane. Et ainsi de suite. Il n’y a donc pas qu’un seul modèle de normalité mais autant de modèles de normalité qu’il y a de sociétés (au sens culturel du terme).
Ainsi, un modèle de normalité implique nécessairement un ou des « modèles » de déviance. Le multiculturalisme canadien est un très bon exemple : en établissant un modèle d’accueil de toutes les cultures, il a forgé un modèle de normalité … Créant paradoxalement – comme des négatifs – des modèles d’anormalité (si tu n’adhères pas au multiculturalisme canadien, tu es donc déviant. L’humble auteur de ce billet est donc un déviant). S’il y a donc autant de modèles de normalité qu’il y a de sociétés, il y a donc forcément autant de modèles d’anormalité, autant de stigmates différents.
C’est l’une des beautés des travaux de Goffman : le stigmate (et la normalité) n’existent pas en soi. Tous deux sont relationnels, c’est-à-dire relatifs à la société dans laquelle ils existent. Les implications de cette réflexion sont nombreuses et importantes. Ainsi, le stigmate n’est pas un handicap propre à la personne qui l’a, il ne fait pas partie de son essence. Si dans telle société, elle sera une personne stigmatisée, il se pourrait qu’elle ne le soit pas dans une autre (et inversement). Pendant très longtemps, l’homosexualité a été vue comme une tare génétique, une maladie dans l’ensemble des sociétés occidentales. De nos jours, il y a un relatif consensus pour ne plus considérer cette orientation sexuelle comme une déviance. Cela veut-il dire que les homosexuels ont « changé » ? Non : c’est la société qui a changé. Plus précisément, Goffman dirait que le stigmate n’existe pas en soi : il n’est qu’un point de vue sur les caractéristiques d’une personne. Bien entendu, les immigrants issus des minorités visibles seront interpellés par ces propos car ils sont souvent victimes de ces stigmatisations qui sont uniquement sociales (cela pour rappeler que le fait d’être noir, ou d’être musulman ou encore d’avoir la peau basanée ne présume en rien des qualités intrinsèques de la personne, contrairement à ce que tentent de faire croire le racisme). Vous aurez bien entendu compris que mes choix de prendre la couleur de la peau ou de la confession musulmane ont été faits à dessein.
Goffman poursuit en distinguant plusieurs types de stigmate : entre autre, ceux qui sont visibles et ceux qui ne le sont pas. En effet, si on reprend son postulat de départ – attentes normatives sur toute interaction sociale – on comprend alors l’importance de la visibilité ou non du stigmate. Ainsi, une personne immigrante noire a un stigmate visible (si elle se trouve dans une société de « blancs » par exemple) : difficile pour elle en effet de cacher son stigmate et son interlocuteur « normal » le voit tout de suite et cela peut influencer grandement leurs échanges (surtout si la personne « normale » est raciste). L’exemple de la personne défigurée rentre dans le même type de stigmate visible. Ici, la personne normale peut tenter de faire preuve de « bienveillance sociale », c’est-à-dire d’en faire trop pour tenter de rendre l’interaction la moins problématique possible. C’est-à-dire ouvrir la porte à une personne handicapée (qui ne l’a pas demandé) ou encore de parler à la place (en croyant bien faire) de l’immigrant qui ne maîtrise pas encore bien le français. Le problème c’est que cette bienveillance sociale, qui cherche à rendre l’interaction sociale la plus normale possible, démontre au contraire que cette interaction est problématique. En effet, il n’y aura de bienveillance sociale qu’avec une personne stigmatisée.
Et il y a le stigmate invisible. C’est-à-dire celui qui ne se voit pas juste en regardant la personne. Quelques exemples : laisseriez-vous votre enfant continuer à jouer avec votre voisin, très gentil au demeurant, si vous apprenez un jour que c’est un ex-détenu ? Et en fonction de vos valeurs, auriez-vous la même attitude avec la personne séropositive ? Avec celle qui conduit un gros Hummer (de plus en plus stigmatisé …) ? Avec votre collègue immigrant qui est souverainiste ou fédéraliste, selon le cas ?
On peut ainsi multiplier les stigmates, visibles ou invisibles, à l’infini. Un dernier apprentissage que nous donne Goffman en lien avec cela, c’est qu’au final, personne sur cette bonne vieille terre n’a de contrôle sur son identité : de personne normale un jour, vous pouvez devenir un pestiféré le lendemain et inversement. Demandez ce qu’en pensent, par exemple, les prêtres de l’Église Catholique romaine reconnus de pédophilie. Goffman a une très belle phrase pour illustrer cela : l’identité n’est qu’un prêt consenti à l’individu par la société. Cette dernière peut donc, en tout temps, la lui retirer.
Je trouve qu’il y a là des réflexions très intéressantes à faire pour qui s’intéresse à l’immigration, particulièrement au Québec.
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